liber170819

(Brent) #1

IV u Libération Samedi^17 et Dimanche^18 Août^2019


de ses qualités
d’acteur. J’entends bien qu’il s’agit
maintenant de faire commercial à
tout prix et de tourner la chose en
grosse guignolade, mais je ne crois
même pas que ce soit là un bon cal-
cul. Bourvil pourra y aller de toutes
ses bonnes ficelles dans le rôle de
Martin. Il ne sera qu’insignifiant. Il
va sans dire que mon nom ne paraî-
tra pas au générique.»Après avoir
vu le film en l’absence d’Autant-
Lara, l’écrivain bat sa coulpe:«J’es-
pérais vous voir à la présentation du
film et j’ai regretté que vous n’y soyez
pas. Je vous aurais dit que j’avais
trouvé Bourvil tout à fait remarqua-
ble et j’aurais hautement confessé
mon erreur.»
Plus tard, avec son sourire moitié
candide, moitié avisé, Bourvil ana-
lyse la nouvelle corde à son arc,
celle qui séduit la critique en lan-
çant des flèches trempées dans le
drame et l’amertume:«D’un seul
coup, j’ai senti les metteurs en scène
sérieux, c’est-à-dire ceux qui font des
“grands films”, venir vers moi. C’est
pourtant plus facile de donner aux
gens de l’émotion que de les faire
rire. On fait rire avec des moyens dif-
férents : ce qui fait rire le manuel ne
fera pas toujours rire l’intellectuel,
et vice versa. Alors que le procédé qui
sert à faire pleurer est toujours le
même : un amour malheureux, une
enfance malheureuse, une mère
malheureuse, ça émeut tout le
monde. Une situation dramatique,
il faut très peu de mots pour faire
pleurer les gens ; alors qu’une situa-
tion comique, elle fait rire les uns et
pas les autres.»
Il y aura donc jusqu’au bout, parmi
d’autres registres, ces deux pôles où
la France des Trente Glorieuses se
reconnaît. D’une part la farce, dont
l’apogée est le duo avec Louis
de Funès dansle Corniaud(1965) et
la Grande Vadrouille(1966), ces
grands succès du cinéma français,
le premier faisant dire à Jean-Louis
Bory:«Bourvil fait son numéro de
Normand demeuré. On arrive à la
catastrophe qu’est le film de Gérard
Oury. Le vomi du cinéma français se
complaisant dans sa bassesse avec
une satisfaction jubilante.»D’autre
part, le tragique mesquin, du Thé-
nardier desMisérables(1958) au
mari jaloux et furieux duMiroir à
deux faces(1958). Prenons ce der-
nier film: il joue le rôle d’un profes-
seur de calcul qui épouse une
femme laide, choisie par annonce,
pour être sûr de n’être ni déçu ni
trompé. Cette femme, c’est Michèle
Morgan, à qui l’on a, pour l’occa-
sion, ajouté un long nez dans le
genre Pinocchio qui modifie entiè-
rement son visage, sans d’ailleurs
lui ôter tout son charme. Au début,
Bourvil semble sympathique, et
même généreux, dans sa modestie.
Le voyage de noces à Venise révèle


son avarice et sa brutalité: il quitte
l’hôtel où il avait réservé, parce que
le prix n’est pas celui que l’agence
avait annoncé. Les voilà à la rue,
madame portant les valises. Ils at-
terrissent chez un coiffeur français
qui vit dans un quasi-taudis, où ils
passent la nuit de noce. Michèle
Morgan est dégoûtée. Bourvil ne
voit pas le problème.
Dix ans plus tard, sur l’injonction
d’un chirurgien, elle se fait refaire
le visage contre l’avis de son mari,
sans le lui dire: Michèle Morgan re-
devient Michèle Morgan. Ne recon-
naissant plus sa femme, exaspéré
par une beauté que d’autres vont
convoiter, il devient hargneux, me-
naçant. Dans une remarquable
scène alcoolisée, il la traite de sa-
lope et de putain: Bourvil devient
un personnage de Céline. Il aurait
pu, se dit-on, jouer Bardamu, l’anti-
héros duVoyage au bout de la nuit,
ou son désastreux compagnon Ro-
binson. Il n’est plus seulement le
paysan normand, le valet de comé-
die, l’affreux aubergiste. Il peut
aussi être fonctionnaire frustré, fau-
bourien haineux, poinçonneur des
Lilas, ou inversement bon juge, pa-
tron de scierie employant des tau-
lards. Son fantôme peut aller chez
Balzac, Eugène Sue, Queneau. Sa
bonté profonde lui permet la plus
aboutie méchanceté. Après l’avoir
vu chanter à l’écran en 1961, Fran-
çois Mauriac écrit:«Bourvil! On va
rire... Eh bien! non, on n’a pas ri. On
aurait eu plutôt la larme à l’œil, s’il
nous restait des larmes à pleurer,
tant ce Bourvil est devenu “petite
fleur”. Il y a surtout une de ses chan-
sons sur un “petit bal perdu” qu’on
aurait écoutée toute la nuit en remâ-
chant des vieux chagrins. Un chan-
teur de cette classe est presque tou-

jours un acteur de premier ordre,
Bourvil devient ce qu’il veut.»
Un rôle le met à l’équilibre du tragi-
que et du comique, du paysan ma-
lin et du héros commun: celui qu’il
joue dansFortunat. Le film est
tourné en 1960 par Alex Joffé. On
retrouve Michèle Morgan et, pour
son premier rôle, un enfant de
13 ans nommé Frédéric Mitterrand,
qui s’est présenté seul et sans réfé-
rences au casting. Sous l’Occupa-
tion, un paysan braconnier, aima-
ble et marginal, fait passer en
douce la ligne de démarcation à
toutes sortes de gens: des Juifs, des
résistants... Il conduit jusqu’à Tou-
louse Michèle Morgan, dont le mari
est un grand chirurgien déporté, et
ses deux enfants. Elle méprise son
manque d’éducation et de culture,
mais elle a besoin de lui, et, peu
à peu, tombe amoureuse. Les
deux garçons l’adorent et l’on voit,
dans une scène où il sort torse nu
de la chambre où il l’a rejointe, à
quel point Bourvil, le brave Bourvil,
était bien balancé et musclé. Pen-
dant le tournage deFortunat, Fré-
déric Mitterrand est maltraité par
le metteur en scène. Vexé et exas-
péré, l’enfant finit par éclater en
sanglots et s’enfermer dans sa loge,
refusant de rejoindre le plateau.
Quarante-cinq ans après, dans son
récit autobiographiquela Mauvaise
Vie(éditions Robert Laffont), l’an-
cien ministre de la Culture se sou-
vient de Bourvil venu le consoler.
L’acteur frappe à la porte de sa loge:

«J’ai un peu repris mes esprits et je
m’attends à une autre engueulade
en lui ouvrant. Il me sourit pourtant
avec une extrême gentillesse, s’as-
sied sans façon et commence à me
parler des difficultés du métier que
je suis en train d’apprendre. Je re-
commence à pleurer mais ce ne sont
plus des sanglots de colère et de dé-
pit, seulement un chagrin d’enfant
qui demande à être consolé. Bourvil
au cinéma, c’était un comique ahuri
qui me faisait mourir de rire, en face
de moi maintenant, c’est un type cu-
rieusement massif, grave, qui res-
pire l’expérience et la bonté. Il
m’oblige à m’asseoir à côté de lui et
à sécher mes larmes ; il continue à
me parler des déceptions de ses dé-
buts, et insensiblement peu à peu il
m’encourage. Il ne me réconforte pas
seulement, il me remonte comme
une pendule. Je dois me souvenir
qu’en cas de nouveau pépin je
n’aurais qu’à venir dans sa loge,
où sa porte sera toujours ouverte
pour moi.»

«Nous, les acteurs, on ne
se les rappelle pas...»
L’enfantapprendqueBourvilaparlé
au metteur en scène, on ne sait pas
ce qu’ils se sont dit dans sa loge,
mais l’acteur en est sorti l’air gai, en
sifflotant, tandis que l’autre était
«sombre et mécontent». Frédéric
prend l’habitude d’aller dans sa
loge. Toujours Bourvil l’accueille, lui
parle de ses enfants, de sa famille,
«des femmes aussi dont il entreprend
de m’expliquer le mécanisme compli-
qué ; il peut être très drôle, mais son
sens du comique n’est pas celui des
films, il pratique un humour tou-
jours un peu désenchanté et mélan-
colique».Il ne cache pas sa méfiance
envers de Gaulle,«son dédain des

compliments officiels et des décora-
tions. Il y a quelque chose de solitaire
et d’intègre en lui qui me touche pro-
fondément ; en fait, à ce moment-là,
je n’ai encore jamais rencontré un
homme aussi libre».
En 1969, un journaliste de télé finit
par demander à Bourvil de faire
son propre portrait. De nouveau
ce sourire qui fait un pas de côté,
semblant dire : je suis normand,
je suis vedette, mais on n’a gardé
ensemble ni les vaches ni les rêves.
Bourvil ne tutoie que si on le tutoie.
Il répond :«Moi, je ne peux pas
parler de moi. Les autres peuvent
en parler... Après, on est taxé de
narcissisme. Voilà un grand mot!
Y a pas longtemps que je le connais,
je crois que je l’ai bien placé, là...
ha ha... n’est-ce pas? Merci... L’avoir
placé avant la fin de l’émission,
ça fera bien...»On est juste après
Mai 68, toujours dans la société
d’avant. Avant la prise de pouvoir
symbolique par la jeunesse, qu’il
a suivie de près en écoutant ses
fils. Avant la vulgarisation de la
psychologie, de la sociologie. Il
poursuit:«Moi, ce que je dis, ça n’a
aucune importance. D’ailleurs,
les acteurs sont des gens qui n’ont
pas tellement d’importance. On
vend des courants d’air, nous.
Quand on est passé, on est passé.
Pagnol, on s’en souviendra. Renoir,
aussi. Nous, les acteurs, cin-
quante ans passent, cent ans, on ne
se les rappelle pas... Poil au bras !»
Il a un clin d’œil vers on ne sait qui,
hors-champ, se gratte le nez.
«J’aurais peut-être pas dû dire ça...
Là, ça va me faire du tort.»
Gérard Oury, qui fut son ami, dit de
lui qu’il était«l’école de la joie».
«Bourvil éclatait de rire le matin en
se réveillant. Le soir, il enlevait ses
vêtements, les jetait à travers les
chambres et se couchait en riant.»
Mais il était aussi autre chose, cette
chose rare, ténébreuse, terrible, que
fixe le dernier plan deFortunat.
L’époux chirurgien de Michèle Mor-
gan est revenu du camp de concen-
tration. Bourvil l’apprend en débar-
quant pour la première fois à Paris,
où il pensait rejoindre celle qu’il
aime. Elle l’invite à rester dans leur
hôtel particulier comme un ami; en
réalité comme un animal de compa-
gnie, une âme en peine, un homme
de trop. Il prend sa valise et s’enfuit.
La caméra filme sa silhouette qui
court, s’éloigne, rapetisse avec des
gestes fous. Elle rejoint celle du pay-
san perverti, ensauvagé, solitaire,
que décrit Maupassant à la fin du
Rosier de MmeHusson: «Il saisit son
chapeau, l’élu de Mme Husson, son
chapeau qui portait encore le petit
bouquet de fleurs d’oranger, et, sor-
tant par la ruelle derrière la maison,
il disparut dans la nuit.»•

LUNDIMILLI VANILLI

ÉTÉ / LABEL ÉTOILE/ LABEL ÉTOILE


Dansle Cercle rougede Jean-Pierre Melville (1970).PHOTO RUE DES ARCHIVES. BCA

Suite de la page III


«Moi, je ne peux


pas parler de moi.


Les autres peuvent


en parler...


Après, on est taxé


de narcissisme.


Voilà un grand


mot !»

Free download pdf