liber170819

(Brent) #1

VIII u Libération Samedi^17 et Dimanche^18 Août^2019


O


n peut faire avancer la cause des
femmes sans être féministe, contri-
buer au progrès sans être progres-
siste, défendre au péril de sa vie la
République en ayant, auparavant, rêvé de la
renverser. Ainsi fut Marie-Madeleine Four-
cade, jeune catholique élevée au couvent des
Oiseaux, chroniqueuse de mode avant la
guerre, puis adjointe d’un général conspira-
teur d’extrême droite, nationaliste et antisé-
mite, fille de la bonne société, épouse et mère,
et néanmoins cheffe d’un des principaux ré-
seauxdelaRésistancependanttoutelaguerre,
la seule femme dans ce cas en Europe avec la
Belge Andrée de Jongh. Après la guerre, elle
dédie sa vie aux œuvres sociales de la Résis-
tance,devientunefiguredumouvementgaul-
listeetuneactivemilitantedelaLicra,laLigue
internationale contre le racisme et l’antisémi-
tisme. Tout le contraire des déterminations
sociales et culturelles de sa classe d’origine et
de sa formation de jeunesse, si tant est que ces
déterminations, quoi qu’en disent les sociolo-
gues, soient déterminantes.

Déterminés à «bouter les
Allemands hors de France»
RiendanslajeunessedeMarie-MadeleineBri-
dou (elle prit après la guerre le nom de son se-
cond mari, Fourcade) ne la prédisposait au re-
fus, à la rébellion, à la vocation de dirigeante,
et encore moins à cette qualité qui, dans son
cas, est dépouillée de toute grandiloquence et
de toute exagération: héroïne de la liberté.
Née le 8 novembre 1909 à Marseille, elle est
fille d’une famille coloniale de la haute bour-
geoisie. Elle passe les dix premières années de
sa vie dans les colonies françaises d’Extrême-
Orient puis revient en France pour être placée
par une famille très «catho-tradi» au couvent
des Oiseaux, apprenant le piano, les bonnes
manières et adoptant sans barguigner les pré-
jugés de son milieu, grande bourgeoise élé-
gante et raffinée au destin tout tracé de mère
de famille catholique et conservatrice. Mariée
jeune à un officier, Edouard Méric, dont le
principal mérite est de lui laisser une grande

indépendance.Deuxenfantsnaissentdecette
union, mais les époux ne s’entendent pas et
se séparent rapidement. Marie-Madeleine se
lance dans le métier radiophonique, chroni-
queuse de mode pour Radio-Cité, collabora-
trice de Colette pour une émission.
Son destin bifurque une première fois en 1936.
Elle rencontre deux officiers brillants, anciens
condisciples à Saint-Cyr, Charles de Gaulle et
Georges Loustaunau-Lacau. Elle se lie au se-
cond, qui lui propose vite, pressentant sans
doute ses dons d’organisatrice, de devenir se-
crétaire générale du petit groupe de presse
qu’il anime autour des deux revuesla Spirale
etl’Ordre national. Etrange personnage que
ce militaire très politique, ancien combattant
de 14-18 très décoré, rêveur et romanesque,
qui défend des vues antirépublicaines affir-
mées, publiant beaucoup d’articles nationa-
listes et antisémites,prônant un régime auto-
ritaire à l’image des fascismes européens,
mais aussi anti-allemand dans la tradition de
Maurras, qui constitue une organisation de
militants clandestins d’extrême droite, les «ré-
seaux Corvignolles», qu’on dit liée à «la Ca-
goule», cette phalange de conspirateurs vouée
à la destruction du régime républicain et
étroitement surveillée par la police. En 1939,
Loustaunau-Lacau est emprisonné, suspecté
de trahison en raison de son activisme clan-
destin, laissant Marie-Madeleine seule à la
tête de son groupe de presse.
Tout ou presque dans ces engagements con-
duisait le couple à la collaboration. Mais Lous-
taunau-Lacau est anti-allemand et patriote
intransigeant. Dès 1940, libéré de la forteresse
de Mutzig, il refuse la défaite et se lance dans

la Résistance, rédigeant un appel intitulé «la
Croisade» qu’il transmet à Londres. Avec Ma-
rie-Madeleine, il recrute ses premiers agents,
souvent des officiers, puis va au Portugal né-
gocier avec un représentant de l’Intelligence
Service. Peut-être pour puiser à la source les
renseignements qu’il compte transmettre aux
Anglais, peut-être par sympathie marécha-
liste, croyant que Pétain joue double jeu, il re-
joint Vichy et se fait nommer à la tête de la Lé-
gion française, dont Marie-Madeleine prend
en charge l’action sociale, tout en constituant
le réseau «Alliance».
Al’hôteldesSports,Marie-Madeleinevoitpas-
ser Doriot, Deloncle, Maurras. Ainsi ces
deuxcomploteurssont-ilsl’exempledeces«vi-
chysto-résistants» séduits par la Révolution
nationale mais déterminés à«bouter les Alle-
mands hors de France»,selonl’expressionimi-
téedeJeanned’Arcqu’emploieraplustardMa-
rie-Madeleine, et dont le protagoniste le plus
célèbreaprèslaguerreserauncertainFrançois
Mitterrand. Ils sont vite suspectés, puis exclus
de l’organisation maréchaliste. Ils passent à la
clandestinité, formés par l’expérience des ré-
seaux Corvignolles, et poursuivent dans le
Sud-Ouestlaconstitutiondeleurmouvement.
Ils sont déterminés, organisés, disciplinés, et
diablement efficaces, soutenus de l’extérieur
par les chefs de l’Intelligence Service, qui
orientent leur action vers le renseignement.

Hérisson, Aigle, Basset et
Hermine sur l’arche de Noé
Autotal,leréseauAlliance,dotéd’unétat-ma-
jor, d’estafettes, de radios, de chefs de région,
regroupera quelque 1500 résistants, des mili-
taires souvent, mais aussi des fonctionnaires
ou des membres de professions libérales, qui
ont pour mission de s’infiltrer aux endroits
stratégiques,lesports,lescentresdecomman-
dement de la Wehrmacht, les installations aé-
riennes, les bases de sous-marins, de manière
à alimenter en informations militaires préci-
sesl’Intelligence Servicequi recueille leur
moisson par le truchement de radios clandes-
tines.Chaqueagentporteunpseudonyme,en
général des noms d’animaux –Marie-Made-
leine, cheffe d’état-major, est «Hérisson», ses
adjoints «Aigle», «Basset» ou «Her-

Marie-Madeleine


Fourcade


Arche d’Alliance


Les femmes de la liberté (6/7)
Tout l’été, «Libé» retrace
l’histoire de celles qui ont pris
en main leur destin et marqué
leur époque. Cette semaine,
celle qui a pris les rênes
d’un des principaux réseaux
de la Résistance
durant l’Occupation.

Par
LAURENT JOFFRIN

Marie-Madeleine Fourcade, résistante à la

ÉTÉ / FEUILLETON


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