Les Echos - 19.08.2019

(avery) #1

Les Echos Lundi 19 août 2019 SÉRIES D'ÉTÉ// 09


des années 2010, contrôlera 70 % du trafic
Internet russe. Le Web fera la fortune de
Yuri Milner. Au milieu des années 2000,
l’entrepreneur est déjà un homme riche. S’il
n’est pas encore milliardaire, sa fortune
approche les 100 millions de dollars. En
2005, décidé à élargir ses horizons, il fonde
Digital Sky Technologies (DST), une société
de capital-risque qui entend investir dans
toutes les pépites de l’économie numérique.
Son premier coup de flair, c’est en 2009, lors-
que, à la suite d’une rencontre avec Mark
Zuckerberg, il décide de miser sur Face-
book. A l’époque, le réseau social lancé en
2004 ne vaut « que » 10 milliards de dollars.
En déboursant 200 millions de dollars pour
acquérir 1,96 % de la firme, Yuri Milner ne se
doute certainement pas que la valeur de ses
parts sera multipliée par 10 en trois ans!
D’autant que l’entrepreneur ne s’arrête pas
là. Décidément doté d’un flair infaillible, il
investit également dans Twitter, WhatsApp
et Snapchat en attendant, plus tard, Airbnb,
Spotify ou Alibaba.
Au début des années 2010, en grande
partie grâce à sa participation dans Face-
book, Yuri Milner est devenu un authenti-
que milliardaire. Quinze ans après avoir
fait ses premiers pas dans les affaires, il
entend alors renouer avec sa passion d’ori-
gine. En juillet 2012, avec sa femme Julia,

Yuri Milner, à la recherche


des extraterrestres


Avec une fortune de 3,6 milliards de dollars, l’homme d’affaires russe peut presque tout se permettre. Y compris se lancer


à la recherche de la vie extraterrestre. Un projet très sérieux pour lequel il a déjà investi 100 millions de dollars.


Y


uri Milner voit les choses en
grand. La villa aux allures de
château de la Loire qu’il a
achetée en 2011 dans la Silicon
Valley fut, en son temps, la
maison la plus chère jamais vendue aux
Etats-Unis : 100 millions de dollars. Long de
107 mètres et disposant d’une trentaine de
cabines, son yacht « Andromeda », construit
en 2016, est l’un des plus grands et des plus
chers au monde : 250 millions de dollars. Il
est vrai que, avec une fortune de 3,6 milliards
de dollars, l’homme d’affaires russe peut
presque tout se permettre. Y compris de se
lancer à la recherche de la vie extraterrestre.
Un projet très sérieux, pour lequel il a déjà
investi 100 millions de dollars.
Yuri Milner est emblématique de ces
« techno-entrepreneurs » qui, à l’image
de Larry Page ou d’Elon Musk, ont une
formation scientifique poussée, sont
inspirés par les idéaux de la science et
les rêves de la science-fiction et qui
entendent explorer de nouvelles
voies scientifiques jusque-là délais-
sées par les Etats.
Etonnant parcours que celui de ce
milliardaire n é à Moscou sous Nikita
Khrouchtchev et que le magazine
« Forbes » a classé en 2017 parmi les
esprits les plus fertiles du monde des
affaires. L’homme a de qui tenir. Né e n
1961, il appartient à une famille d’intel-
lectuels juifs qui ont échappé aux ulti-
mes purges de Staline dirigées contre la
communauté juive d’URSS. Son père,
Bentsion Milner, est directeur de l’Institut
d’économie au sein de la prestigieuse Aca-
démie des sciences d’URSS ; sa mère, Betty,
une virologue réputée.
C’est donc tout naturellement que le
jeune Yuri, au terme d’une scolarité
brillante, intègre à la fin des années 1970
l’Université de Moscou pour y étudier la
physique théorique. Diplômé en 1985, il
rejoint l’Institut de physique Lebedev, où
il travaille sous l’autorité de Vitaly Ginzburg,
le « père de la bombe atomique soviétique »,
qui recevra le prix Nobel de physique
en 2003. La cosmologie et la physique des
particules élémentaires : tels sont les deux
domaines de prédilection de Yuri Milner.
Sa voie semble toute tracée : il sera scientifi-
que, comme ses parents avant lui. Mais c’est
compter sans la grande histoire...


En 1990, l’URSS éclate. A vingt-neuf ans,
Milner est à la croisée des chemins. Rester à
Moscou, alors que le pays tout entier semble
s’enfoncer dans le chaos, ou aller tenter sa
chance ailleurs? Cette année-là, il s’envole
pour les Etats-Unis. Pour poursuivre une
carrière de physicien? Certes, non. Il sait,
comme il l’expliquera lui-même plus tard,
qu’il ne pourra jamais égaler ces deux géants
de la science que sont Vitaly Ginzburg et
Andrei Sakharov, q u’il a eu l’occasion de croi-
ser à plusieurs reprises lorsqu’il travaillait à
l’Institut de physique Lebedev. Milner veut à
présent se lancer dans les affaires. C’est donc
au MBA de Wharton School que le jeune
physicien s’inscrit à son arrivée aux Etats-
Unis. Il est le premier Russe non immigré à le
faire. Son diplôme en poche en 1992, il crée sa
première affaire : la vente d’ordinateurs en
Russie. Achetées aux Etats-Unis, les machi-
nes sont revendues à Moscou ou à Saint-Pé-
tersbourg sur le marché gris, c’est-à-dire via


des canaux de distri-
bution non autorisés par
les constructeurs. Le jeune
homme a cependant vite fait de se
lasser de cette activité à l’avenir mal
assuré. Au bout de quelques mois, il intègre
la Banque mondiale à Washington comme
spécialiste du marché bancaire russe, alors
en pleine privatisation. « Des années per-
dues » , dira-t-il plus tard, parlant de ces
années passées au sein de l’institution finan-
cière internationale. C’est qu’en Russie règne
une véritable foire d’empoigne. Depuis l’arri-
vée au pouvoir de Boris Eltsine, les oligar-
ques – dont beaucoup sont d’anciens diri-
geants du Parti communiste – se livrent une
guerre sans merci pour accaparer les fleu-
rons de l’industrie jusqu’à présent propriété
de l’Etat. Depuis Washington, Yuri Milner ne
peut qu’assister, impuissant, à la curée. Mais
il brûle de revenir au pays pour profiter, lui
aussi, du festin.
C’est chose faite en 1995. Cette année-là, il
rejoint à Moscou, comme directeur général,
la banque Menatep, propriété de l’oligarque
Mikhaïl Khodorkovski, qui s’apprête à met-
tre la main sur le groupe pétrolier Ioukos.
Il va y rester trois ans, supervisant les inves-
tissements étrangers en Russie, avant de
s’intéresser à Internet, dont il pressent les
fabuleux développements. C’e st ainsi qu’en
1999, avec l’aide du financier américain Gre-
gory Finger, qui a investi dans l’affaire
750.000 dollars, il fonde Netbridge Service,
un incubateur qui cible la jeune économie
du Web. Parmi ses titres de gloire : la créa-
tion du moteur de recherche Mail.ru, l’un
des plus populaires de Russie qui, au début

qu’il a épousée en
2004, il fonde le prix
Breakthrough, qui récom-
pense des avancées majeures dans
les domaines des sciences de la vie, de la
physique fondamentale et des mathémati-
ques. Le comité de soutien est prestigieux
(Sergey Brin, cofondateur de Google, Mark
Zuckerberg et la scientifique et femme
d’affaires Anne Wojcicki). De la promotion
de la recherche fondamentale à la quête
d’une vie extraterrestre, un sujet qui pas-
sionne l’entrepreneur 2.0 depuis ses travaux
en cosmologie à l’Institut de physique Lebe-
dev, il n’y a qu’un pas. Il est franchi trois ans
plus tard.
Le 20 juillet 2015, devant une assemblée
triée sur le volet rassemblée à la Royal
Society Science Academy de Londres, Yuri
Milner, a ccompagné de s on é pouse,
annonce le lancement de Breakthrough Ini-
tiatives, dont l’objectif est de repérer des for-
mes de vie extraterrestres. Délire de milliar-
daire qui ne sait plus quoi faire de son
argent? Loin de là! Ce jour-là, aux côtés du
couple Milner, on remarque, en effet, Ste-
phen Hawking, le physicien et cosmologiste
britannique – mort en 2018 –, le professeur
d’astronomie Martin Rees, et Franck Drake,
astronome et fondateur du projet Seti
(Search for Extra-Terrestrial Intelligence)
qui se consacre depuis les années 1960 à la
recherche de civilisations extraterrestres.
Les trois hommes, dont le sérieux scienti-
fique est incontestable, sont totalement
acquis au projet du milliardaire russe.
Celui-ci se décline en deux parties : la plus
importante, Breakthrough Listen, cherche à

détecter des émissions radio en provenance
d’autres civilisations ; la seconde,
Breakthrough Message, a pour objectif de
préparer puis de lancer un message dans
l’espace, à l’image du célèbre message d’Are-
cibo envoyé p ar Frank D rake et Carl Sagan en
novembre 1974.
Ce que Milner promet à Londres en ce jour
de juillet 2015, c’est un chèque de 100 millions
de dollars. Une somme prélevée sur son
compte personnel et qui sera versée au Seti
pour soutenir ses programmes de recher-
ches. Avec cet argent, le centre, basé en Cali-
fornie, aura un accès beaucoup plus étendu
aux radiotélescopes géants de Green Bank,
en Virginie, et de Parkes, en Australie.
La bande spectrale étudiée dans le
domaine radio sera cinq fois plus large et
concernera une partie de la voûte
céleste dix fois plus étendue que précé-
demment. L’analyse des signaux
radios sera cent fois plus rapide.
Grâce à Breakthrough Listen, la sen-
sibilité du programme Seti sera au
total multipliée par 50. Il sera ainsi en
mesure d’écouter pas moins de 1 mil-
lion d’étoiles situées à proximité
du soleil. Un véritable bond en
avant pour le Seti. L’annonce de
Breakthrough Initiatives ne suscite
guère de critiques parmi les astro-
physiciens et les spécialistes de cos-
mologie. Et pas seulement parce que
Stephen Hawking lui apporte sa
caution. L’hypothèse d’une vie extrater-
restre est depuis longtemps prise au
sérieux par les organismes et les instituts
publics de recherche, y compris par la
Nasa. Mais aucun programme d’envergure
n’a jamais été lancé, faute de véritable intérêt
et, surtout, de moyens financiers.

Trois ans plus tard, les résultats se font
toujours attendre. « Nous n’avons trouvé
aucune preuve de signaux artificiels venant de
l’extérieur de la Terre, mais cela ne signifie pas
pour autant qu’il n’y a pas de vie intelligente là-
bas : nous n’avons peut-être pas encore regardé
au bon endroit, ni regardé assez profondément
pour détecter des signaux faibles », a annoncé
en juin dernier Danny Price, à la tête du pro-
gramme Breakthrough Listen. Convaincu
qu’il finira par trouver quelque chose, Yuri
Milner, loin de se laisser abattre, est même
passé à la vitesse supérieure.
En octobre 2018, il a annoncé avoir conclu
un partenariat avec l’Afrique du Sud pour
utiliser son puissant réseau de radiotélesco-
pes MeerKAT. Un mois plus tard, c’est la
Nasa elle-même qui annonce son associa-
tion avec le milliardaire russe afin de monter
ce qui sera la première mission privée dans
l’espace lointain. Objectif : envoyer une
sonde pour détecter de la vie sur Encelade,
une lune de Saturne située à 1,6 milliard de
kilomètres de la Terre. Pour y parvenir, il
espère construire un vaisseau spatial minia-
ture capable d’approcher la vitesse de la
lumière grâce à une voile bombardée de
photons produits par un laser terrestre...
Yuri Milner en est persuadé : la quête d’une
forme de vie extraterrestre ne fait que
commencer !n

Breakthrough Listen,
cherche à détecter
des émissions radio
en provenance
d’autres civilisations.

La cosmologie et la


physique des particules


élémentaires : tels sont


les deux domaines de


prédilection de Yuri Milner.


par TristanGastonBreton
illustration :Pascal Garnier

6
De main Le Manoir Playboy,
l’antre du sexe de Hugh Hefner

SÉRIED’ÉTÉ
RÊVES DE MILLIARDAIRES
10/ 10 10 / 19
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