Le Temps - 19.08.2019

(やまだぃちぅ) #1

sionnelle et pouvoir quitter rapide-


ment un emploi qui ne leur convient


plus, ou qui est sur le point de dispa-


raître. 


Et la troisième fonction? Aider les gens


à s'organiser pour défendre leurs inté-


rêts ensemble. C'est la seule manière


d'établir un rapport de force entre les


travailleurs et les entreprises, de


sorte que la situation s'améliore pour


tout le monde. Les formes de négo-


ciation collective sont à réinventer.


Quelles institutions devraient être


créées pour fournir du capital? Diffé-


rentes solutions doivent être testées,


pour déterminer ce qui fonctionne.


Je m'intéresse essentiellement au


monde des entrepreneurs, qui sont


en train de défricher ces sujets. His-


toriquement, ce n'est pas l'Etat qui a


décidé de créer une institution qui


couvrirait tout le monde. Le plus


important est le chemin qui mènera


à la création de ces institutions.


Quel regard portez-vous sur la libra, la


future cryptomonnaie portée par Face-


book? Je m'y intéresse surtout sous


l'angle du retard des pays occidentaux


par rapport à la Chine dans le déve-


loppement de moyens de paiement


numériques. Depuis 2013-2014,


Tencent a tenté un énorme coup de


poker, en poussant la population


chinoise à utiliser son application de


messagerie Wechat pour effectuer


des paiements. Tencent a dépensé des


centaines de millions de dollars pour


subventionner les dépôts d'argent


dans l'application. L'entreprise a


ensuite proposé à des commerçants


d'accéder à tout cet argent, en accep-


tant les paiements via cette applica-


tion. Un bras de fer énorme s'est mis


en place.


Avec quel résultat? Il s'est passé des


choses stupéfiantes. Le cash a prati-


quement disparu de la société


chinoise. L'argent circule beaucoup


plus rapidement, car les achats sont


devenus très simples. D'autres entre-


prises se sont lancées dans la course,


comme Alibaba. L'innovation est très


rapide. Les paiements sont de plus en


plus fluides. Le fait de se passer du


circuit bancaire et de ses commis-


sions permet à beaucoup de Chinois


d'effectuer des micropaiements. En


Chine, il est possible de lire un livre


en ligne et de payer selon le nombre


de pages lues. 


Vous pensez que cela a inspiré le projet


libra? Après ses problèmes d'image,


Facebook s'est choisi une porte de


sortie intelligente. Ses dirigeants ont


repéré ce retard qui se creuse. Une


solution pour le résoudre consiste à


inventer une nouvelle infrastructure,


avec un nouveau modèle économique,


qui permettra aux acteurs écono-


miques de créer leur système de paie-


ment propriétaire. L'infrastructure


libra pourra être utilisée par tout le


monde.


Pourquoi l'association qui va piloter la


libra sera-t-elle localisée à Genève, à


votre avis? Le fait de ne pas baser la


libra aux Etats-Unis montre aux Euro-


péens, aux Africains et à une partie


des Asiatiques que ce projet est aussi


pour eux, pas seulement pour les


Américains. En outre, le choix de


Genève a un écho fascinant avec la


Société des Nations, qui y a été créée


après la première Guerre mondiale.


Je pense que les Etats sont à bout de


souffle dans leur capacité à régler les


problèmes globaux. Les entreprises


et la société civile vont probablement


prendre le relais dans un futur


proche. La libra est peut-être une


première itération de ce mouvement,


comme la Société des Nations a été


une première itération d'une société


internationale des Etats, même si elle


n'a pas empêché la Deuxième Guerre


mondiale. n


PROPOS RECUEILLIS


PAR SÉBASTIEN RUCHE


t @sebruche


Dans l'économie numérique, les


entreprises sont condamnées à inno-


ver ou mourir. Et leurs salariés à


s'adapter, estime Nicolas Colin. Les


employés auront donc besoin


de nouvelles formes d'assu-


rance, d'accès à du capital et de


représentation collective,


poursuit l'auteur de Hedge: A


Greater Safety Net for the Entrepre-


neurial Age. Pour lui, le statut des


travailleurs payés par des plateformes


comme Uber ou Deliveroo va évoluer


vers davantage de protection. Quant


à la libra, la future cryptomonnaie de


Facebook, elle est vue comme un pre-


mier pas vers la prise en charge de


problèmes globaux par le secteur


privé.


Vous avez développé le concept de filet


de sécurité pour l'âge entrepreneurial.


De quoi s'agit-il? Le développement


de l'économie numérique nous


emmène dans un nouveau para-


digme, où la production, la consom-


mation et le travail se révèlent très


différents de ce qu'ils étaient à


l'époque de l'économie fordiste.


Comme cela s'est fait au 20e siècle,


cette nouvelle économie doit être


complétée par des institutions qui


soutiennent la prospérité et surtout


qui fournissent à chacun de la sécu-


rité économique, afin que les indivi-


dus puissent anticiper, rebondir,


monter des projets, saisir des oppor-


tunités.


Quelles sont les caractéristiques de ce


nouveau paradigme? C'est une écono-


mie dans laquelle la compétition est


beaucoup plus féroce entre les entre-


prises. Celles-ci, mêmes les plus


grandes, se révèlent beaucoup plus


fragiles qu'au XXe siècle. La taille


n'offre plus une protection. La seule


garantie de résilience vient de la capa-


cité d'une entreprise à innover en


permanence. En conséquence, le


monde de l'entreprise se divise en


deux catégories.


Lesquelles? D'un côté se trouvent les


entreprises qui se réinventent en per-


manence, comme Amazon. Leurs


employés doivent eux aussi perpé-


tuellement se réinventer. La proba-


bilité est faible que ces structures


aient la même activité et les mêmes


besoins de compétences pendant


longtemps. De l'autre, les entreprises


qui n'évoluent pas vont probablement


disparaître à terme, ou se restructu-


rer dans la douleur, comme Air


France. Les emplois dans les sociétés


de ce groupe ne sont pas non plus


sécurisés. Dans les deux cas, le sala-


riat n'est plus synonyme de stabilité


économique. Les salariés devront


rebondir très souvent, changer de


trajectoire.


En devenant entrepreneur? C'est ce que


vous appelez l'âge de l'entrepreneuriat?


Non, l'entrepreneuriat devient un


impératif pour les entreprises. L'âge


entrepreneurial n'est pas une période


au cours de laquelle tout le monde


deviendra entrepreneur ou indépen-


dant. C'est un âge où, même en étant


salarié comme le seront la majorité


d'entre nous, l'instabilité est endé-


mique.


Que pensez-vous de la «gig economy»,


dans laquelle des indépendants sont


payés à la tâche par une ou plusieurs


plateformes, par exemple dans le sec-


teur du transport? Je vois cette écono-


mie, qui concerne une partie très


minoritaire de la main-d'oeuvre,


comme une phase de transition. Les


nouveaux modes de travail entrent


mal dans les vieilles catégories héri-


tées du passé.  Une partie des


employeurs et des employés


s'échappent donc vers ces modes de


travail plus flexibles, qui permettent


d'utiliser les technologies numé-


riques au maximum de leur potentiel.


Les employeurs peuvent plus facile-


ment absorber les pics de demande


sur les plateformes de mobilité. Les


travailleurs peuvent être plus libres


de leurs horaires. Ayant perdu la sta-


bilité qu'offrait le salariat tradition-


nel, les travailleurs peuvent décider


de devenir leur propre maître.


La gig economy est-elle appelée à durer,


selon vous? Ce phénomène sera tem-


poraire car les plateformes doivent


mieux payer les travailleurs, apporter


des des assurances, des infrastruc-


tures. De proche en proche, une


forme de stabilité va se recréer, elle


ressemblera à celle du salariat. A long


terme, nous assisterons à une conver-


gence entre la «gig economy» et un


salariat qui doit se réinventer pour


devenir plus entrepreneurial.


Les travailleurs qui reçoivent des tâches


de la part de plateformes qui Uber ou


dans la livraison de repas vivent souvent


dans une précarité parfois extrême -


ceux de Deliveroo en France se sont


récemment mis en grève. Cela vous


paraît-elle soutenable? Il va se passer


la même histoire que celle du salariat


fordiste. Au début, les emplois sala-


riés sur les chaînes d'assemblage


étaient très durs et mal payés, sans la


moindre protection ni aucun pouvoir


de négociation. Personne n'en voulait.


Par la suite, on a réalisé que ces


emplois répétitifs devenaient la


norme dans l'économie fordiste. On


a donc réfléchi à des manières de


mieux sécuriser ces emplois et de


faire en sorte qu'ils soient mieux


reconnus. Les employeurs avaient


besoin de travailleurs qui soient pro-


ductifs et en sécurité. Les pouvoirs


publics répondaient aux revendica-


tions des syndicats. Puis, dans la


seconde moitié du XXe siècle, tout le


monde est devenu salarié sur ce


modèle-là. 


Et comment cela va-t-il se traduire dans


la gig economy? Un nouvel équilibre


sera trouvé. Les entreprises vont voir


leur intérêt à mettre des choses en


place. Les pouvoirs publics, espé-


rons-le, feront leur travail. Cela


deviendra la nouvelle norme et les


salariés de l'ancien monde embras-


seront ce nouveau monde, dans sa


version améliorée.


En quoi consiste le filet de sécurité que


vous décrivez dans votre livre? C'est la


combinaison de multiples institu-


tions qui, ensemble, assurent trois


fonctions. La première est de couvrir


les gens contre les risques critiques.


Faire en sorte qu'en cas de gros pro-


blème dans leur vie professionnelle


ou personnelle, il faut pouvoir les


indemniser et les aider à se remettre


sur pieds. Une assurance maladie en


est un exemple.


La deuxième fonction? Ménager un


accès au capital. Pour permettre aux


salariés de devenir beaucoup plus


actifs dans leur trajectoire profes-


«A long terme, nous


assisterons à une


convergence entre


la «gig economy» et


un salariat qui doit


se réinventer


pour devenir plus


entrepreneurial»


Pour Nicolas Colin,


«l’âge entrepreneurial


n’est pas une période


au cours de laquelle


tout le monde


deviendra


entrepreneur ou


indépendant. C’est un


âge où, même en


étant salarié comme


le seront la majorité


d’entre nous,


l’instabilité est


endémique.» (ANTOINE


DOYEN POUR LE TEMPS)


PROFIL


1977 Naissance


à Harfleur,


en France.


2000 Diplômé de


l'Ecole nationale


supérieure


des télécoms


de Bretagne.


2006 ENA puis


rejoint la haute


administration


française.


2012 Coauteur


de «L'Age de la


multitude».


2013 Cofonde


The Family,


un incubateur


de start-up.


2018 Sortie de


son livre «Hedge:


A Greater Safety


Net for the


Entrepreneurial


Age».


«Un nouveau filet social est nécessaire»


INNOVATION Ingénieur, énarque et patron d'un incubateur de start-up, Nicolas Colin analyse les ressorts de l'économie qui émerge


grâce aux nouvelles technologies. Et décrit pourquoi les employés sont condamnés à innover pour se réinventer


INTERVIEW


8 Economie


LE TEMPS LUNDI 19 AOÛT 2019
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