Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1

22 | DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019


0123


berlin ­ correspondance

A

vec ses maisons à
colombages, la petite
ville allemande d’Idar­
Oberstein, nichée
quelque part entre Metz et Franc­
fort, est une bourgade coquette,
habituée à couler des jours paisi­
bles. Les visiteurs apprécient son
église troglodyte, ses paysages
vallonnés, le parc national tout
proche. Qui se souvient encore
que c’est ici, par une chaude jour­
née de mai 1993, qu’a débuté une
série de crimes comme l’Allema­
gne n’en avait jamais connue?
Ce jour­là, vers midi, le cadavre
de Lieselotte Schlenger, une re­
traitée de 62 ans, est découvert
dans son appartement cambriolé.
La sexagénaire est morte dans
son salon, étranglée avec une fi­
celle de fleuriste, peu de temps
après avoir effectué un important
retrait d’espèces à la banque.
Faute de témoin et d’indices con­
cluants, sans même la moindre
trace d’effraction, les policiers
échouent à résoudre l’énigme.
Seule certitude : le coupable pour­
rait être une femme, dont l’ADN a
été décelé sur une tasse.
Huit ans plus tard, l’histoire se
répète à 300 kilomètres de là,
dans un immeuble de Fribourg­
en­Brisgau, près de la frontière
alsacienne, où une habitante
découvre le corps sans vie de son
voisin, Josef Walzenbach. Ce bro­
canteur de 61 ans est mort étran­
glé dans le petit appartement où il
vivait seul, entouré de revues por­
nographiques. Les enquêteurs ne
constatent aucune trace d’effrac­
tion, comme si la victime avait
laissé entrer son meurtrier. Le
malheureux a le crâne défoncé.
De l’argent lui a été dérobé.
Aurait­il été agressé par un ven­
deur ou une vendeuse de jour­
naux au porte­à­porte? Comme
dans l’affaire précédente, les indi­
ces manquent. Une piste, malgré
tout : sur un tiroir de la cuisine, la

police relève les empreintes géné­
tiques de la même inconnue.
S’agit­il de la meurtrière ou
d’une simple complice? La police
de Fribourg ne chôme pas. Rien
que dans cette ville, elle récolte les
échantillons de salive de 500 fem­
mes ayant été colporteuses entre
1993 et 2001. Les inspecteurs fri­
bourgeois écument aussi le reste
de l’Allemagne en quête de démar­
cheuses. Sans résultat. Il y a pour­
tant urgence : au cours de cette
même année 2001, les empreintes
génétiques de la suspecte sont si­
gnalées un peu partout dans un
grand quart sud­ouest du pays.

ELLE EST PASSÉE PAR ICI
En octobre, dans le village de
Gerolstein, près de la frontière
belge, un enfant se blesse avec
une seringue usagée abandonnée
par un toxicomane. L’ADN de la
criminelle est identifié sur la se­
ringue en question. Deux semai­
nes plus tard, à Mayence, capitale
de la Rhénanie­Palatinat, des en­
quêteurs cherchent des indices
dans une caravane dévalisée. Sur
les miettes de biscuits, la salive
d’une femme : la tueuse, encore.
Et ce n’est qu’un début...
A partir de 2003, la liste s’al­
longe, avec une trentaine de scè­
nes de crimes dans trois Länder
du sud (Rhénanie­Palatinat, Ba­
de­Wurtemberg, Sarre) mais éga­
lement en Autriche. Rien n’arrête
la tueuse : à l’automne 2004, elle
cambriole des maisons, des gara­
ges et des cabanons le long de la
vallée de l’Inn ; au printemps
2005, son ADN est identifié sur
une douille de balle après une al­
tercation familiale entre gens du
voyage à Worms, sur le Rhin. Elle
est passée par ici, à Sarrebruck,
elle repassera par là, sur les ber­
ges du Danube ; le plus souvent,
pour des cambriolages ou des
vols de véhicules.
En dehors des empreintes géné­
tiques, les éléments manquent. Il
n’y a jamais de témoins ni d’indi­
ces probants. Impossible, dans

ces conditions, d’en savoir davan­
tage sur elle. Dans leur jargon, les
policiers l’affublent de la désigna­
tion d’UWP, un sigle bureaucrati­
que signifiant « personne incon­
nue de sexe féminin ». Pour les
journaux, elle devient plutôt la
« femme sans visage ».
En septembre 2004, la voici sou­
dain en France, plus précisément à
Arbois, dans le Jura, où un com­
merçant ambulant et son épouse
sont séquestrés à leur domicile
avant d’être dépouillés de
3 000 euros en liquide et de plu­
sieurs objets de valeur. Les gendar­
mes saisissent chez eux un pisto­
let factice sur lequel ils relèvent à
leur tour l’ADN de l’inconnue.
L’enquête menée en France
aboutit à l’arrestation de quatre
suspects, rien que des hommes.
Ceux­ci seront tous reconnus cou­
pables par la cour d’assises du Jura,
mais sans avoir jamais mentionné
la présence d’une complice. Bref,
de l’autre côté du Rhin, les enquê­
teurs doivent continuer de traquer
leur mystérieuse « UWP ».
Pour eux, l’affaire prend une
autre dimension au printemps


  1. A Heilbronn, à 50 km de
    Stuttgart, deux jeunes agents de
    police sont attaqués en plein cen­
    tre­ville. Leurs collègues les décou­
    vrent, gisant près de leur véhicule
    de patrouille, tous deux atteints à
    la tête : Michèle Kiesewetter,
    22 ans, est morte, et Martin A.,
    24 ans, grièvement blessé. Leurs
    armes de service ont disparu.
    Miraculé, Martin A. sort du coma
    trois semaines plus tard, mais sans
    le moindre souvenir de l’attaque.
    Or c’est une certitude scientifique :
    les traces d’ADN prélevées dans la
    voiture correspondent à celui de
    l’insaisissable fugitive. Tout le pays
    est horrifié. Dans les médias, cette
    « femme sans visage » se mue en
    « fantôme d’Heilbronn », crimi­
    nelle perverse, capable du pire.
    La police d’Heilbronn croit tenir
    une piste solide : celle des gens du
    voyage. Des stands de fête foraine
    étaient en cours d’installation sur


le parking où l’attaque a eu lieu.
Parmi les forains, une famille de
Roms éveille les soupçons. Pour
les enquêteurs, il y a une logique
imparable : si la « femme sans vi­
sage », a priori très mobile, a sévi
sur un vaste territoire, c’est qu’elle
n’a pas d’adresse fixe.

DÉTECTEUR DE MENSONGES
De là à cibler les gens du voyage, il
n’y a qu’un pas. Plus de 3 000 fem­
mes – surtout des gens du voyage,
mais aussi des junkies ou des
SDF – donnent donc des échan­
tillons de salive afin de tester leur
ADN. La police du Bade­Wurtem­
berg passe même un suspect rom
au détecteur de mensonges. Dans
son expertise psychologique, elle
va jusqu’à le décrire comme un
« membre typique de son ethnie »
avant d’ajouter, sur le ton de l’évi­
dence, que « mentir fait partie inté­
grante de sa socialisation ».
Des années plus tard, au mo­
ment où la vérité éclatera, la police
criminelle fédérale présentera ses
regrets aux représentants de la
communauté rom et sinti d’Alle­
magne pour ces accusations
infondées et racistes. Anna
Lipphardt, anthropologue à l’uni­
versité de Fribourg­en­Brisgau,
voit dans ces soupçons « le résul­
tat d’une longue tradition de stig­
matisation et de persécution des
“Tziganes” et personnes assimi­
lées, par la police ».
L’hypothèse rom ne s’avère
donc guère probante. Idem pour
les 3 700 autres pistes envisagées,
au prix de 12 000 heures supplé­

mentaires par les enquêteurs. La
suspecte continue de leur échap­
per. « Nous ne pouvons pas affir­
mer qu’elle ait pris part à ces cri­
mes. Elle était simplement toujours
présente », admet l’année suivante
Peter Lechner, porte­parole de la
commission spéciale mise en
place par la police d’Heilbronn.
A l’automne 2008, elle revient
narguer les enquêteurs à Heil­
bronn. Cette fois, c’est une aide­
soignante de 45 ans, Ó, qui est re­
trouvée morte dans une mare en
forêt. Impossible de savoir s’il
s’agit d’un crime, d’un suicide ou
d’un accident, mais l’ADN identi­
fié dans sa voiture, garée à la li­
sière de la forêt, est toujours le
même. Il est ensuite détecté sur
les lieux du meurtre de trois Géor­
giens, revendeurs de voitures
d’occasion, retrouvés noyés dans
la région de Mannheim. La police
arrête les deux responsables de ce
crime crapuleux : comme dans
l’affaire d’Arbois en France, ils
n’ont aucun lien plausible avec le
« fantôme d’Heilbronn ».
Après un cambriolage à Sarre­
bruck, où l’ADN en question est à
nouveau identifié, les autorités
diffusent le portrait­robot d’un
individu de grande taille portant
un collier de barbe : « peut­être
une femme qui ressemble à un
homme, ou bien un complice »,
avance prudemment Frank Hu­
ber, chef de la commission spé­
ciale d’Heilbronn. Plus le mystère
s’épaissit, moins le cœur y est,
côté enquêteurs. A l’évidence, ils
tournent en rond. Il faudra atten­
dre mars 2009 pour comprendre
pourquoi...
Cette année­là, c’est la police
autrichienne, amenée à travailler
à son tour sur le « fantôme », qui
émet la première une hypothèse
pour le moins dérangeante : et si
tout cela était dû à la contamina­
tion du matériel utilisé pour les
relevés génétiques? Après tout,
les crimes sont bien trop dispa­
rates pour être tous imputés à la
même personne.

Suspecte rom. STEPHANE OIRY

Leurs collègues allemands se
tournent vers Greiner Bio­One
GmbH, l’entreprise bavaroise qui,
des années durant, a fourni les
écouvillons utilisés par les enquê­
teurs. L’idée est de comparer
l’ADN de la tueuse en série, re­
trouvé sur quarante scènes de cri­
mes dans trois pays, à ceux des
employées, actuelles ou passées,
de cette société. Heureuse idée...
Cet ADN correspond à celui
d’une retraitée de 71 ans ayant
longtemps travaillé au condition­
nement de bâtonnets ouatés
commercialisés par Greiner Bio­
One. Tandis que la septuagénaire
est rapidement innocentée, l’en­
treprise se dédouane : son maté­
riel était bien stérilisé et pouvait
être utilisé à des fins médicales
courantes, mais pas pour des en­
quêtes microbiologiques. En clair,
c’est la faute de la police, qui ne
s’est pas procuré le bon équipe­
ment. Les journaux déplorent eux
aussi « l’une des pires bavures poli­
cières » de l’histoire nationale.
Le fantôme n’existe donc pas.
Les inspecteurs ont englouti des
années de travail à cause d’une
simple étourderie. Les voilà main­
tenant contraints de repartir de
zéro, ou presque. En novem­
bre 2011, ils commencent par élu­
cider le meurtre de la jeune poli­
cière Michèle Kiesewetter, à Heil­
bronn. Son arme est saisie à Zwic­
kau, à l’autre bout du pays, dans
l’appartement de trois tueurs
néonazis qui sévissaient depuis
près d’une décennie à travers le
pays en braquant des banques et
en assassinant des immigrés sur
leur lieu de travail.
Beate Zschäpe, l’unique survi­
vante du trio, a été condamnée à
perpétuité en juillet 2018, à Mu­
nich. Quant aux meurtriers de
Lieselotte Schlenger et de Josef
Walzenbach, les premières victi­
mes de la « femme sans visage »,
ils courent toujours.
jean­michel hauteville

FIN

Le fantôme d’Heilbronn


ADN,  L A  REINE  DES  PREUVES  6 | 6  De 1993 à 2009, la police allemande a traqué


une mystérieuse femme soupçonnée d’avoir commis sept homicides et


une trentaine d’infractions à travers le pays, mais aussi en Autriche et en France


LA POLICE DE FRIBOURG 


NE CHÔME PAS. 


RIEN QUE DANS CETTE 


VILLE, ELLE RÉCOLTE 


LES ÉCHANTILLONS DE 


SALIVE DE 500  FEMMES 


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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