24 | DIMANCHE 11 LUNDI 12 AOÛT 2019
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Glissonsnous dans la salle de réunion
d’une jeune pousse et écoutons :
Lui : « L’idée, c’est d’aller cracker un pro
jet du côté de... » Elle : « Attends, moi, je
peux te gobetweener si tu veux. » Lui : « Je
ne sais pas, mais la démarche est smart.
J’attends son retour de L.A. pour lui pro
poser de screamer le projet. » Elle : « Il
faut le checker avant de bouger. » Lui :
« En tout cas, c’est un IP qui peut débou
cher sur une OP. » Elle : « On ne peut pas
milker le projet, car je veux un winwin à
la sortie. Je vais workshoper tout ça. Fais
moi confiance. » Lui : « What the fuck! Tu
as une idée des reachs des pastilles de tes
mecs? » Elle : « J’ai déjà contacté X pour
avoir une idée. Il est plus safe que Y, qui
est trash. » Lui : « Je sais. Mais je veux ar
rêter de namedropper, car je ne vois plus
personne. C’est grave, mais je ne suis plus
dans le networking permanent. » Elle :
« Estce que tu as vu Z? C’est un social
blend à lui tout seul. Il sait définir la
bonne rému pour un prime. »
Il faut avouer que nos bons vieux an
glicismes (presque tout le vocabulaire
du sport, une grande partie de celui de
la musique, du cinéma, de l’économie...)
sont largement dépassés à côté de ce
nouveau langage « corporate ».
Même les pas très anciens « opportu
nité » (au sens d’« occasion favorable »,
et qui a fait quasiment disparaître le
sens originel du mot : « pertinence », « à
propos »), « activiste » (c’en est fini des
militants), « en charge de », « en capacité
de », « initier », « impacter », sans parler
de « réaliser » (dans le sens de « se ren
dre compte », et non plus de « concréti
ser, exécuter »)... en paraissent presque
appartenir à notre patrimoine.
Le langage « corporate »
Par ailleurs, les tournures ou mots car
rément anglais passés dans la langue
courante font florès, venus très souvent
du domaine de l’informatique. Ils sont
cependant parfois digérables et se trou
vent peu à peu intégrés à la langue dans
un processus classique d’assimilation.
En les francisant par une terminaison,
par exemple, qui pourra donc donner, le
cas échéant, un féminin n’existant pas
en anglais : ainsi hackeur, hackeuse (qui
semble tout de même plus évocateur du
domaine concerné que ce « fouineur » et
cette « fouineuse » préconisés dans les
recommandations officielles).
Enfin, que veut dire « corporate »?
Quelque chose comme « d’entreprise »,
« de l’entreprise » (On pourra relire la
chronique de Nicolas Santolaria, dans le
supplément « L’Epoque » du 1112 dé
cembre 2016). Et, même si l’entreprise
n’est pas une jeune pousse de jeunes
(voir plus haut), mais un vénérable
groupe de ci ou de ça, le langage « corpo
rate » s’y diffuse gaillardement : il est la
nouvelle langue de communication
entre la direction des ressources humai
nes, la direction tout court et « les per
sonnels » ; ainsi que dans les formations
« managing » qui y sont prescrites. Si
bien qu’il est devenu le signe d’apparte
nance à la grande famille des décideurs
et des aspirants premiers de cordée.
marion hérold
FIN
LA LANGUE PREND L’AIR
JE VEUX UN WINWIN
À LA SORTIE
A l’Elysée, une salle pas toujours à la fête
LE MOBILIER DU POUVOIR 6 | 6 Longtemps, l’immense pièce d’apparat au rezdechaussée
du palais est restée dans son jus : tentures poussiéreuses et moquettes élimées.
Seuls François Mitterrand et Emmanuel Macron ont entrepris sa modernisation
L
a République ne traite pas
toujours ses hauts lieux avec
les égards qui leur sont dus.
Epicentre du pouvoir, repré
sentation iconique de la primauté
présidentielle sur les institutions, la
salle des Fêtes de l’Elysée sera long
temps restée un chefd’œuvre en péril.
Désormais tendus de rideaux et recou
verts de tapis d’un même gris, de texti
les couleur crème, les 1 100 m^2 de la
pièce ont enfin changé de siècle. Adieu
lourdes tentures vermillon, rideaux à
pompons, moquette rouge Empire et
or, tapisseries poussiéreuses. L’en
droit solennel, qui accueille la cérémo
nie d’intronisation du président nou
vellement élu, les grands dîners offi
ciels et les prises de parole du chef de
l’Etat, a toujours fait partie du décor ré
publicain. Et pas toujours dans le bon
sens du terme. Des années durant, il
est resté « dans son jus ».
« Il était temps de faire quelque chose.
Le décor IIIe République, très empesé,
faisait terriblement cocotte. On s’atten
dait à tout moment à voir surgir le
président Félix Faure poursuivant
Mme Steinheil sur fond de musique
d’opérette », s’amuse un habitué des
lieux. Le palais présidentiel, construit
sous Louis XV pour le comte d’Evreux,
a hébergé Mme de Pompadour, le
couple Murat, puis Napoléon Ier, avant
de devenir, en 1848, la demeure du
président de la République.
Ce que l’on appelle aujourd’hui la
salle des Fêtes se compose alors d’un
espace dit « salle à manger », du Jardin
d’hiver et de la salle de bal. L’Elysée est
une sorte de bonbonnière, où l’on ins
talle les chefs d’Etat lors de leurs visites
officielles. En 1855, lors de sa venue à
Paris, la reine Victoria apprécie l’en
droit. Mais elle aurait fait remarquer à
Napoléon III – qui, à peine sacré empe
reur en 1852, s’était installé aux Tuile
ries – que l’Elysée, certes charmant, est
vraiment exigu. Peutêtre piqué au vif,
l’empereur engage quelques travaux
d’extension de la salle des Fêtes, mais
la chute de l’Empire l’empêchera d’en
voir le terme.
Dès lors, l’agrandissement de l’hôtel
d’Evreux va intégrer, par couches suc
cessives, les aménagements réalisés à
diverses époques. Aujourd’hui en
core, on peut voir dans l’ancienne
salle à manger des aigles impériaux
soutenir les armes de la République.
Rendu à sa vocation présidentielle,
l’Elysée ne change guère de physiono
mie jusqu’à l’Exposition universelle
de 1889. Pour les besoins des récep
tions associées à l’événement, il est
décidé, sous la présidence de Sadi Car
not, d’agrandir pour de bon la salle
des Fêtes, dont le plafond ne sera
achevé qu’en 1900. A cette date, les
lieux se figent dans le décor qu’on
connaît aujourd’hui, le jardin d’hiver
étant désormais intégré à l’ensemble
des bâtiments. Hélas, le chantier est
exécuté à la hâte. « Les travaux sont
mal réalisés. La construction repose sur
du sable, sans véritables fondations,
elle bouge, et les infiltrations sont nom
breuses. Tous les chantiers qui vont sui
vre seront confrontés à ce problème »,
souligne Hervé Lemoine, directeur du
Mobilier national.
« Ni un cabaret ni un tripot »
Dans les décennies qui suivent, l’Elysée
s’assoupit. Il faut attendre l’élection de
Vincent Auriol, en 1947, pour que souf
fle un vent de modernité. Le nouveau
président socialiste, conseillé, entre
autres, par sa bellefille l’aviatrice
Jacqueline Auriol, fait appel aux créa
teurs les plus en vue, tels l’ébéniste
André Arbus ou des ferronniers d’art
réputés comme Gilbert Poillerat et Ray
mond Subes. La salle des Fêtes, dont le
décor a beaucoup vieilli, reste cepen
dant à l’écart du renouvellement. Seul
changement notable, l’installation
d’un... vaste bar, façon bistro, que René
Coty conservera. Au contraire d’Yvonne
de Gaulle qui le fera illico repartir dans
les profondeurs des réserves du Mobi
lier national au prétexte que « l’Elysée
n’est ni un cabaret ni un tripot ».
Avec l’avènement de la Ve République,
la salle des Fêtes, dont le décor reste blo
qué à l’époque de la IIIe République, se
retrouve brusquement élevée au rang
de lieu stratégique du pouvoir. Charles
de Gaulle n’éprouve pas de passion par
ticulière pour l’Elysée, mais, habile à
capter la lumière des médias, il trans
forme la salle des Fêtes en terrain d’ex
pression publique. Lors de ses fameu
ses conférences de presse, le chef de
l’Etat s’installe derrière son bureau,
posé sur l’estrade, devant un parterre
fourni de journalistes français et inter
nationaux. Sur l’écran des télévisions
en noir et blanc, les lourds rideaux
hauts de 5 mètres paraissent d’un gris
un peu terne. Il ne faut pas les imaginer
autrement. Georges Pompidou fait en
trer l’art contemporain dans la place
grâce à Pierre Paulin, mais son audace
s’arrête à l’entrée de la salle des Fêtes.
Quant à Valéry Giscard d’Estaing, il s’in
téresse surtout à effacer les traces de
son prédécesseur.
L’arrivée de François Mitterrand
change la donne. Il trouve la salle des
Fêtes sombre, voire sinistre. En 1984, il
y fait percer dix portesfenêtres dans
les murs ouvrant sur le jardin, pour
faire entrer la lumière. Exit le gris,
remplacé par des tentures rouges. Les
autres présidents assureront l’entre
tien, mais laisseront les lieux en l’état,
avec leur mobilier sans prétention
(lors des grands dîners d’apparat, les
convives sont installés autour de sim
ples tréteaux recouverts d’une belle
nappe) principalement composé de
ces petites chaises dorées garnies de
velours rouge que l’on trouve dans les
mairies et les préfectures.
Ce conservatisme a ses raisons : la
salle des Fêtes est un lieu où les événe
ments se succèdent à grand train. Aux
architectes des Bâtiments de France et
au Mobilier national qui, depuis de
longues années, réclament des tra
vaux, le Château oppose toujours le
même argument, imparable : on ne
saurait fermer pour travaux cette salle
polyvalente qui accueille chaque an
née quelque 250 réceptions et mani
festations, de la remise de décoration
au dîner d’Etat en passant par des re
présentations théâtrales, des concerts
ou le sacrosaint arbre de Noël.
Pendant ce temps, les tapisseries
murales installées les unes depuis
1926 et les autres depuis 1930 – alors
que la règle, au Mobilier national, veut
qu’on les récupère pour entretien au
maximum tous les dix ans – dépéris
sent lentement mais sûrement. Les
tentures, confites pendant plus d’un
demisiècle dans la fumée du tabac et
garnies de larges auréoles dues à l’hu
midité, ne se portent guère mieux. En
donnant son feu vert aux travaux les
plus vastes engagés depuis trentecinq
ans, Emmanuel Macron a saisi l’occa
sion d’apposer sa marque et d’ancrer
dans une nouvelle ère la salle des
Fêtes, ainsi que d’autres pièces comme
le salon des Aidesdecamp et celui des
Tapisseries. Il a aussi répondu aux
sollicitations de plus en plus pressan
tes des institutions chargées de la con
servation du patrimoine.
« Home staging » républicain
Au terme d’un concours, le projet de
l’architecte d’intérieur Isabelle Stanis
las a été retenu pour mener à bien
cette opération de « home staging »
républicain qui a contraint à fermer
l’espace pendant huit semaines, de
décembre 2018 à janvier 2019. Le coût
global (600 000 euros) a été en partie
financé par les recettes de la vente de
produits dérivés (mugs, teeshirts) par
la boutique de l’Elysée lors des Jour
nées européennes du patrimoine.
Outre le retour au gris pour les tentu
res, les principaux changements sont
l’installation de panneaux en lieu et
place des tapisseries, sur lesquels on
installe des œuvres que l’on peut aisé
ment renouveler. Les tentures elles
mêmes sont « réversibles » afin de fa
ciliter, le cas échéant, un changement
de décor.
« Nous avons abouti à une proposition
contemporaine, mais respectueuse des
symboles de l’endroit, en phase avec
l’image que la République souhaite don
ner d’ellemême. On n’allait pas réaliser
un pastiche du style IIIe République », se
félicite Hervé Lemoine. Autre nou
veauté : si jusqu’alors il n’en faisait
guère la publicité, le Mobilier national a
mis en avant les PME françaises (les Ate
liers SaintJacques pour la ferronnerie,
Pinton pour le tapis de laine, notam
ment) qui ont contribué au chantier.
Rendue à l’agenda présidentiel fin jan
vier, en pleine crise des « gilets jaunes »,
la nouvelle salle des Fêtes n’a, en revan
che, pas eu droit à une inauguration en
grande pompe. Ingrate République...
jeanmichel normand
FIN
Désormais tendus de rideaux et recouverts de tapis d’un même gris, de textiles couleur
crème, les 1 100 m^2 de l’immense pièce ont enfin changé de siècle. LUDOVIC MARIN/AFP
AVEC L’AVÈNEMENT
DE LA VE RÉPUBLIQUE,
LA SALLE DES FÊTES
SE RETROUVE ÉLEVÉE
AU RANG DE LIEU
STRATÉGIQUE
DU POUVOIR
L’ÉTÉ DES SÉRIES
EN 1984, MITTERRAND
Y FAIT PERCER DIX
PORTESFENÊTRES DANS
LES MURS OUVRANT SUR
LE JARDIN, POUR FAIRE
ENTRER LA LUMIÈRE