Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1
0123
DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019 | 25

L’inquiétante


étrangeté


de « La Toilette


de la mariée »


MYSTÈRES  DE  TOILES  6 | 6  La signification
de certains tableaux continue, longtemps
après leur réalisation, de diviser les experts.
Aujourd’hui, une œuvre de Max Ernst

Des concerts commémoratifs, une plaque et un musée


LES  50 ANS  DE  WOODSTOCK  6 | 6  A Bethel, de modestes célébrations ont encore lieu, mais l’événement prévu pour le cinquantenaire a avorté


P


ar les organisateurs et avec
des groupes de Woods­
tock. » En 1976, cette accro­
che parie sur le souvenir encore
frais du mythique rendez­vous
hippie d’août 1969 pour attirer le
public au festival Riviera. Non pas
aux Etats­Unis, mais en France,
les 24 et 25 juillet, dans un coin
caillouteux, avec quelques arbres,
un réservoir d’eau bétonné en
guise de lac, sur le site du circuit
automobile Paul­Ricard du Cas­
tellet, dans le Var.
Aux commandes, l’un des pro­
ducteurs de Woodstock, Michael
Lang. Les artistes de Woodstock
ne sont que deux : Joe Cocker, en
perdition – nous y étions –, et Mi­
chael Shrieve, batteur de Santana,
qui passe au matin du 26 juillet,
après le fantastique concert de
Magma. La ligne artistique est
plutôt fusion jazz­rock (Larry Co­
ryell, John McLaughlin, The Cru­
saders, Gil Scott­Heron...) avec un

peu de reggae (Jimmy Cliff), de
salsa (Eddie Palmieri) et de funk
(Betty Davis). Sur les 100 000 per­
sonnes espérées, voire le double,
au mieux 30 000 sont venues.
C’est un échec financier.
Plus modestement, et sans im­
plication des producteurs origi­

naux, le 7 septembre 1979, une
Woodstock Celebration a lieu au
Madison Square Garden, à New
York, avec des participants de
1969, dont Canned Heat, Richie
Havens, Stephen Stills, Johnny
Winter. En 1984, une plaque com­
mémorative est installée à Bethel
(New York), à la pointe nord du
site du festival. Le terrain loué aux
organisateurs par Max Yasgur,
mort en 1973, a de nouveaux pro­
priétaires, qui ont accepté que ce
petit monument marque les
lieux visités par plusieurs mil­
liers de personnes chaque année.
Et, du 15 au 17 août 1989, Bethel
fête les 20 ans du festival, avec
plusieurs dizaines de milliers de
personnes, averties par le bou­
che­à­oreille, et, hormis Melanie
en artiste labélisée Woodstock,
des groupes locaux.
Puis le temps des célébrations
prend une autre ampleur en 1994
et 1999, avec l’équipe de base,

Woodstock Ventures. Du 12 au
14 août 1994, après le refus des
autorités de Bethel, direction
Winston Farm, à Saugerties, à
170 km au nord de New York, l’un
des lieux envisagés en 1969.
Country Joe, Santana, Joe Cocker,
The Band et Crosby, Stills & Nash
font le lien avec le passé, dans
une programmation électro, rap
et rock.

Batailles de boue
Comme en 1969, il pleut – il y aura
des batailles de boue, des con­
cours de glissades –, trop de
monde s’y bouscule (probable­
ment 500 000 personnes, alors
que 200 000 tickets ont été ven­
dus à l’avance), il y a des embou­
teillages, les services de sécurité
sont débordés.
En 1999, les quatre jours du festi­
val, du 22 au 25 juillet, se termi­
nent dans le chaos. Sur les quel­
que 120 groupes, pas un artiste de

Woodstock n’est présent. L’affiche
oscille entre hard rock, metal,
punk, électro et rap. Le site est un
ancien aéroport militaire, près de
la ville américaine de Rome (Géor­
gie), à plus de 400 km au nord de
New York. Cerné de hautes struc­
tures en acier, sans espaces d’om­
bre alors que la température
grimpe à presque 40 degrés. Il est
interdit d’entrer avec ses provi­
sions, des petites bouteilles d’eau
sont vendues 4 dollars, il faut plus
de vingt minutes pour aller d’une
scène à l’autre... Dans les derniè­
res heures, des stands de boissons
et de nourriture sont vandalisés,
des distributeurs d’argent pillés,
des voitures et des installations
techniques incendiées. Des viols
seront signalés à la police.
A Bethel, de modestes célébra­
tions, presque annuelles, conti­
nuent. Le 4 juillet 2006 est inau­
guré le Bethel Woods Center for
the Arts, avec des espaces de con­

cert, un musée, une programma­
tion à la saison. Pour les 50 ans du
festival, des événements spéciaux
ont été ajoutés, dont la venue de
Santana le 17 août et de John Fo­
gerty le 18.
En revanche, l’énorme machine
voulue par Michael Lang, sous le
nom de Woodstock 50, prévue du
16 au 18 août, accumule les déboi­
res. Son principal financier se re­
tire, fin avril, et le premier site en­
visagé déclare forfait, puis un se­
cond. Fin juillet, un nouveau lieu
est trouvé, le Merriweather Post
Pavilion, à Columbia, dans le Ma­
ryland, les ambitions de fréquen­
tation sont revues à la baisse, les
trois jours ramenés à un seul.
Mais rien n’y fait et, le 31 juillet,
sur le site Internet du festival, un
message annonce : « Notre festival
est annulé » (« cancelled »).
sylvain siclier

FIN

E

lle est roi et reine, chair et
chimère ; une et plurielle,
vierge et putain. Fiancée
de qui, de quoi? La Toi­
lette de la mariée, conservée au
Musée Peggy Guggenheim de Ve­
nise, est l’une des toiles les plus
énigmatiques de Max Ernst (1891­
1976). Datée de 1940, elle incarne
dans toute sa splendeur la « réso­
lution future de ces deux états, en
apparence si contradictoires, que
sont le rêve et la réalité, en une
sorte de réalité absolue, de surréa­
lité, si l’on peut ainsi dire », que prô­
nait André Breton pour sa révolu­
tion surréaliste.
En son centre, une belle, quasi­
ment nue, n’était son manteau
de plumes couleur flamme et le
masque de rapace qui cache son
visage. Pour la servir, d’un côté
une femme, nue elle aussi, dont
la chevelure s’envole en une aile
de pierre pourpre ; de l’autre, un
étrange oiseau au long cou, muni
d’une lance qui pointe vers le pu­
bis de la mariée. A ses pieds, une
monstrueuse créature verdâtre
et grimaçante dotée de quatre
seins, un ventre de parturiente,
un sexe d’homme.
Faut­il y voir les quatre avatars
d’un même être, une valse de mé­
tamorphoses qui retrace les diffé­
rentes étapes de la vie d’une
femme? De nombreux exégètes
ont deviné sous le masque un por­
trait de la jeune peintre anglaise
Leonora Carrington (1917­2011),
follement aimée par Ernst. Mais
l’explication trop simpliste ne suf­
fit pas à lever le mystère de cette
image aussi sophistiquée que pri­
mitive. Une Immaculée Concep­
tion ornée des attributs de pou­
voir des rois hawaïens ; une An­
nonciation des tempêtes à venir,
qui emprunte au symbolisme fin
XIXe siècle de Gustave Moreau,
s’inspire des sensuelles silhouet­

tes du maître de la Renaissance al­
lemande Lucas Cranach, s’imprè­
gne des contes médiévaux dont
raffolait le couple Ernst­Carring­
ton. Le tout serti dans une archi­
tecture mise en scène à la Giorgio
De Chirico, peintre métaphysique
dont la découverte a renversé le
jeune peintre allemand à son arri­
vée en France, en 1919.
Quand il imagine cette composi­
tion, au début d’une autre guerre
plus terrible encore, Max Ernst tra­
verse la période la plus noire de
son existence. Depuis 1938, il par­
tageait sa vie avec Leonora, dans
une ferme isolée de Saint­
Martin­d’Ardèche (Ardèche). Un
temps d’apaisement, « moment
de calme », pour reprendre le titre
d’une toile datée de 1939, qui re­
présente une forêt pétrifiée sous
un soleil ardent.

Reflet fallacieux
Mais la guerre éclate en septem­
bre. Considéré comme « ennemi
de la France », Ernst est arrêté et in­
carcéré, d’abord à Largentière (Ar­
dèche), puis à deux reprises au
camp des Milles, proche d’Aix­en­
Provence. Va­t­il être renvoyé dans
sa patrie d’origine, où le IIIe Reich
l’a catégorisé dès 1937 comme l’un
des pires « artistes dégénérés »? La
Toilette de la mariée est une para­
bole de ce temps de tourment, al­
chimique image qui fait fusionner
grande histoire et récit intime.
La scène prend place dans un in­
térieur caractéristique de la Re­
naissance, encadrée par les lignes
de fuite d’un mur et d’un carre­
lage noir et blanc qui obéissent à
la plus stricte perspective classi­
que : derniers vestiges d’un
monde où régnaient l’ordre et la
raison, ruines de l’humanisme. La
composition elle­même s’inspire
des trouvailles de la scène de
genre du siècle d’or flamand : à la

manière des Epoux Arnolfini
(1434), de Jan van Eyck, qui se reflè­
tent dans un miroir convexe (une
« sorcière ») en arrière­plan, un ca­
dre disposé à l’angle supérieur
gauche vient à la fois ouvrir et fer­
mer la scène de La Toilette. Il la re­
flète autant qu’il la déforme, ren­
forçant le sentiment d’inquié­
tante étrangeté qui en émane.
Dans ce reflet fallacieux, la toile
se met vertigineusement en
abyme. La silhouette de la mariée
apparaît de face, et non de dos
comme le réclameraient les lois
de la physique. L’illusionnisme de
la scène centrale, où chaque
plume est dépeinte avec minutie,
est ici anéanti : Ernst a utilisé pour
ce tableau dans le tableau la tech­
nique de la décalcomanie, inven­

tée par Oscar Dominguez (1906­
1957) quelques années aupara­
vant. Un équivalent pictural de
l’écriture automatique louée par
Breton, qu’il porte à son pa­
roxysme de beauté. Soumis à la
pression d’un objet, le pigment
frais se laisse aller à des déborde­
ments de hasard, il abandonne la
forme pour le chaos. Façon, pour
le peintre, d’évoquer la putréfac­
tion de l’Europe frappée par la
guerre, et l’errance d’un homme
qui a perdu à la fois l’être aimé et
ses deux patries.
Dans ce reflet, l’étrange homme­
héron vert qui accompagne la
mariée a disparu. Faut­il voir en
lui l’avatar du peintre, hanté par le
souvenir de Leonora? Depuis
1929, Max Ernst a fréquemment

utilisé le motif de l’oiseau, qu’il
appelle Loplop, pour représenter
son alter ego. Qu’il disparaisse, et
voilà anéantie la fusionnelle uto­
pie du couple. Elle n’aura abouti
qu’à ce ridicule farfadet au sol, an­
drogyne muni de deux sexes inu­
tiles : un homoncule, comme ces
petits êtres vivants que les alchi­
mistes, dont raffole Ernst autant
que Breton, prétendaient pouvoir
engendrer.
Leonora? Elle est devenue à ja­
mais la fiancée du vent. Elle de­
vient cette femme­tempête pour­
suivie par un chasseur qui obsède
le peintre. Dès 1936, il décrit
d’ailleurs dans la revue Cahiers
d’art le rêve d’une jeune chimère
qui lui rend visite en robe de soi­
rée : « Huit jours après, j’ai rencon­
tré un nageur aveugle. Un peu de
patience et je devrais assister à la
toilette de la mariée. La fiancée du
vent m’a embrassé en passant, em­
portée dans son galop. »
Dans ce portrait à mille facettes,
l’amante perdue relève aussi de la
déesse égyptienne Mout, qui por­
tait sur sa tête la dépouille d’un
vautour, censé être fécondé par le
vent : Ernst reprend ici une figure
exhumée par Sigmund Freud,
dont tout surréaliste est féru,
dans son texte sur le souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci.
Nous signifie­t­il ainsi que toutes
les clefs de cette toile sont à cher­
cher dans son inconscient? Une
seule chose est sûre : en reprenant
et déformant l’ordre et les motifs
de cet art classique qu’il respecte
plus que tout, mais que vénèrent
tout autant les dignitaires nazis,
Ernst met au monde l’enfant bâ­
tard de la culture européenne en
plein tumulte. Dégénéré? Il l’est, il
le clame, malgré les menaces.
emmanuelle lequeux

FIN

LA SCÈNE PREND PLACE 


DANS UN INTÉRIEUR 


CARACTÉRISTIQUE DE LA 


RENAISSANCE, ENCADRÉE 


PAR LES LIGNES DE FUITE 


D’UN MUR ET D’UN 


CARRELAGE NOIR ET 


BLANC QUI OBÉISSENT


 À LA PLUS STRICTE 


PERSPECTIVE CLASSIQUE


SANS LES PRODUCTEURS 


ORIGINAUX, 


LE 7 SEPTEMBRE 1979, 


UNE WOODSTOCK 


CELEBRATION A LIEU 


AU MADISON SQUARE 


GARDEN, À NEW YORK, 


AVEC DES PARTICIPANTS 


DE 1969


« La Toilette
de la mariée »
( 1940), de
Max Ernst.
AKG-IMAGES/CAMERA-
PHOTO

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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