Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1

0123
DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019 idées| 27


Comment le « made in


China » a fait élire Trump


L A C H RO N I QU E


D E DOMINIQUE MÉDA


L

es transformations de l’emploi
expliquent­elles, au moins partiel­
lement, les résultats des élections?
Plusieurs études américaines ré­
centes fournissent de solides arguments
à l’appui de cette thèse.
Dans l’étude « Importing Political Pola­
rization? The Electoral Consequences of
Rising Trade Exposure », David Autor,
David Dorn, Gordon Hanson et Kaveh
Majlesi analysent l’effet de la pénétration
des importations chinoises dans les Etats
américains. Prenant en considération les résultats des élections
législatives de 2002 et 2010 et des élections présidentielles de
2000, 2008 et 2016 dans 2 976 comtés, ils se donnent les moyens
de comparer deux époques – avant et après l’intégration de la
Chine dans le commerce mondial – et de mettre ainsi en évi­
dence l’effet spécifique de celle­ci sur les comtés où les industries
et les emplois ont été touchés. Ils constatent que, dans les comtés
qui étaient les plus exposés à la concurrence chinoise, les Répu­
blicains ont gagné des voix et que les candidats les plus modérés
ont été exclus au profit des extrêmes. Les auteurs calculent
même que, si la pénétration des importations chinoises avait été
de moitié moins élevée, le Michigan, le Wisconsin, la Pennsylva­
nie et la Caroline du Nord auraient choisi la candidate démocrate
à la place de Donald Trump.
L’étude s’appuie sur des travaux antérieurs qui ont mis en évi­
dence que, contrairement à ce que défend la théorie économique
« mainstream », l’idée d’une destruction créatrice facilitée par la
mobilité des travailleurs ne tient pas :
les ajustements ont au contraire été
très lents, et la pénétration croissante
des importations en provenance de
pays à bas salaires a pesé de manière
disproportionnée sur les marchés du
travail locaux historiquement spé­
cialisés dans des productions à forte
intensité de main­d’œuvre. Dans les
comtés particulièrement concernés
par les importations chinoises, de
nombreux travailleurs, loin de trou­
ver un nouvel emploi dans des
secteurs mieux payés, ont tout sim­
plement perdu leur emploi, en ont obtenu de moins bonne qua­
lité ou ont connu des baisses de salaire.
Une autre étude parvient à des résultats identiques en analysant
l’effet de la robotisation : dans « Political Machinery : Did Robots
Swing the 2016 US Presidential Election? », Carl Benedikt Frey, Thor
Berger et Chinchih Chen analysent la pénétration des robots dans
les différentes circonscriptions électorales pour déterminer si les
secteurs les plus exposés à l’automatisation dans les années pré­
cédant les élections de 2016 ont été ou non plus favorables au vote
en faveur de Trump. Ils mettent en évidence un lien positif, qui
s’explique par le fait que la robotisation s’est accompagnée de per­
tes d’emplois massives ou de fortes baisses de salaire et/ou de
qualité d’emploi et calculent, comme les auteurs de l’étude précé­
dente et en utilisant la même méthode, que le Michigan, le
Wisconsin et la Pennsylvanie – les Etats où la lutte a été la plus âpre
entre les deux candidats – auraient voté en faveur d’Hillary
Clinton si le nombre de robots n’avait pas augmenté.

Une critique des pseudo-évidences
Certes, comme le précisent les auteurs des deux études, il existe
de très nombreuses variables susceptibles d’expliquer le vote
en faveur de Donald Trump, et la méthode dite « contrefac­
tuelle » peut sembler trop audacieuse. Mais ces travaux permet­
tent néanmoins d’attirer l’attention, d’une part, sur le lien trop
souvent ignoré entre mutations de l’emploi et sens du vote et,
d’autre part, sur des résultats empiriques qui mettent à mal les
théories sur lesquelles les politiques publiques continuent de
s’appuyer, notamment l’idée que l’innovation technologique
serait nécessairement bonne, à la fois pour l’économie dans
son ensemble et pour tous les travailleurs. Ceux qui ont perdu
leur emploi devraient prétendument en retrouver un très rapi­
dement grâce à une indemnisation du chômage généreuse, à
des politiques actives et à la force de leur volonté (pour traver­
ser la rue, par exemple). Malheureusement pour eux, en France,
les ordonnances sur le droit du travail ont rendu le
licenciement plus facile et la réforme de l’indemnisation du
chômage a réduit la générosité de celle­ci.
C’est donc une vaste critique de toutes les pseudo­évidences
sur lesquelles se fondent nos politiques publiques qu’il nous faut
engager. Non, l’innovation technologique n’est pas nécessaire­
ment une bonne chose. Elle doit être soigneusement contrôlée
de manière à ne pas détruire l’emploi, en quantité et en qualité ;
les avantages et les inconvénients de la robotisation doivent éga­
lement être soigneusement pesés et des mesures publiques
mises en œuvre pour organiser sa maîtrise. L’implication beau­
coup plus forte des représentants des travailleurs dans les choix
technologiques des entreprises devrait y contribuer. De même,
un contrôle beaucoup plus ferme de ce que les GAFA et les plates­
formes font actuellement sur le marché de l’emploi s’impose. Le
libre­échange n’est pas non plus nécessairement une bonne
chose : les traités qui l’intensifient sont porteurs de graves consé­
quences, y compris sur l’emploi.
Plus généralement, nous devons enfin prendre conscience que
l’emploi ne peut pas être une simple variable d’ajustement.
Comme l’ont montré les études précitées, les mutations de l’em­
ploi ont des effets majeurs sur la vie des citoyens, qui s’expri­
ment ensuite dans les urnes. Comme le rappellent Dani Rodrik
et Charles Sabel dans « Building a Good Jobs Economy », les mau­
vais emplois ont un coût social et les bons emplois sont une
source d’externalité positive. C’est sans doute l’oubli de cette évi­
dence qui explique en partie l’expansion du Rassemblement na­
tional depuis les années 2000.

L’IDÉE D’UNE 


« DESTRUCTION 


CRÉATRICE » 


FACILITÉE PAR 


LA  MOBILITÉ 


DES  TRAVAILLEURS 


NE TIENT PAS


Dominique Méda
est professeure
de sociologie et
directrice de l’Insti-
tut de recherche
interdisciplinaire
en sciences sociales
(Dauphine-PSL)

LA  FRANCE 
DES  VILLAGES 
ENGLOUTIS
de Gérard Guérit,
Editions Sutton,
232 pages, 25 euros


DES BARRAGES ET DES HOMMES


LE LIVRE


A


près avoir disparu du
paysage médiatique, les
barrages font leur retour
dans l’actualité. Dans le sud­est
de la Turquie, la mise en eaux de
l’un d’eux va créer un lac de
400 km de long et noyer des sites
historiques ; en Autriche, des pro­
jets divisent la population... Et, en
France, le gouvernement envi­
sage leur privatisation pour se
conformer aux directives euro­
péennes. Inutile de dire que le li­
vre de Gérard Guérit La France des
villages engloutis sort à point.
Journaliste, spécialiste de l’urba­
nisme, de l’architecture, des
grands aménagements et de
l’énergie, il ne s’attarde pas sur la
construction, de 1919 à 1983, des
grands barrages, laissant les
prouesses techniques à d’autres. Il
écrit à hauteur d’hommes.
Il raconte l’histoire des 44 vallées
sacrifiées au nom de la modernité,
des villages noyés, des drames hu­
mains générés par la plupart de
ces réalisations et largement
occultés jusqu’alors. Plutôt que
des représentants d’EDF, il a pré­

féré rencontrer des acteurs malgré
eux et des témoins restés dans
l’ombre de cette saga qui a com­
mencé dans une France encore
très rurale. Celle­ci se transfor­
mant rapidement sous la double
poussée d’un besoin accru d’élec­
tricité et de la nécessité d’une in­
dépendance énergétique. On
n’imaginait pas les profondes mu­
tations que ces structures, cons­
truites dans la douleur (maisons
détruites, églises dynamitées, ci­
metières déménagés, populations
exilées...) allaient entraîner.

La nature s’est adaptée
Beaucoup de villages, une fois re­
construits, sont devenus des sta­
tions balnéaires à l’image de
Naussac (Lozère). Si le barrage a
chassé 250 personnes, il a en­
traîné, en revanche, l’installation
de restaurants, d’hôtels, de bases
nautiques, de campings... Il n’em­
pêche, là comme ailleurs, la frac­
ture est profonde entre les an­
ciens, pour qui ces lacs ne sont
que « des eaux mortes recouvertes
de linceuls », et les nouveaux, qui
y voient surtout un formidable
outil de développement.

De son côté, la nature s’est adap­
tée. Pour le meilleur, comme au
lac du Der, en Champagne, devenu
l’une des plus grandes réserves or­
nithologiques d’Europe alors que
« ce n’était pas au programme », in­
siste Gérard Guérit. Ou pour le
pire, comme en Dordogne, « deve­
nue davantage une succession de
lacs qu’une rivière, où l’envasement
a provoqué la disparition de l’alose
au profit de la lamproie ».
Aujourd’hui, la volonté est de ré­
duire la part du nucléaire de 50 %
d’ici à 2035. Le solaire et l’éolien
(3 %) ne pourront compenser la
demande. Le développement de
centrales au fioul, au gaz, au char­
bon étant impensable, seuls les
barrages (15 %) pourront y répon­
dre. « Il existe encore en France de
nombreux sites inhabités suscepti­
bles d’en accueillir de moyenne im­
portance, mais leur construction
est devenue socialement impossi­
ble », regrette Gérard Guérit, qui
appelle à « une véritable écologie
intégrant une vision globale, qui
prenne le pas sur une écologie res­
tée trop politicienne, trop clivante
et, le plus souvent, punitive ».
francis gouge

Norbert Röttgen


Dans la crise du détroit


d’Ormuz, l’Europe doit


se détacher des Etats-Unis


Le président de la commission des affaires étrangères
du Bundestag appelle les puissances européennes
à ne pas s’aligner sur Washington dans son opposition avec l’Iran

L

e comportement de l’Iran dans le
détroit d’Ormuz, sa récente saisie
d’un navire sous pavillon britanni­
que et le harcèlement général
envers les transports maritimes exigent
une réponse internationale. L’Allemagne
doit faire partie de ceux qui répondent.
Mais quelle est au juste la réponse adé­
quate? Comme moult fois auparavant
pour des conflits au Moyen­Orient, les
Etats­Unis ont proposé aux Européens de
participer à une opération militaire sous
commandement américain. Il est impos­
sible pour l’Allemagne d’envisager cette
option. Dans les circonstances actuelles,
l’Europe doit se détacher des Etats­Unis
et doit, de façon indépendante, assumer
sa responsabilité dans le détroit d’Ormuz
en garantissant la liberté de navigation.
Nous sommes mis à l’épreuve en tant
qu’Européens puisqu’il s’agit là d’une
région voisine, que ces conflits ne s’es­
tomperont pas avec l’inaction et le
temps, et qu’ils nous concerneront direc­
tement. Lorsqu’une partie essentielle de
l’ordre juridique international, à savoir la
libre navigation, est attaquée, notre pros­
périté européenne l’est aussi. Nous nous
devons de défendre nos intérêts et la vali­
dité du système juridique international.
L’Union européenne doit montrer à
l’Iran que bien qu’elle reste attachée au
respect de l’accord nucléaire (JCPoA), elle
n’accepte pas que l’Iran occupe illégale­
ment des zones maritimes libres et en
empêche le passage.

Si les Européens participent à une mis­
sion d’intervention militaire, celle­ci
devrait être sous commandement euro­
péen plutôt qu’américain. L’escalade du
conflit entre l’Iran et les Etats­Unis fait
planer la menace d’une guerre dans le
golfe Persique, qui serait un désastre
pour les Etats­Unis, l’Iran et le monde
entier. Je suis convaincu que ni l’Iran ni
les Etats­Unis n’en veulent. Mais la déci­
sion du président américain, Donald
Trump, de se retirer de l’accord nucléaire
iranien et de lancer une campagne de
« pression maximale » contre l’Iran ris­
que de justement conduire à ce résultat.
Malheureusement, notre position et no­
tre attitude à l’égard de l’Iran diffèrent
fondamentalement de celle des Etats­
Unis, en particulier en ce qui concerne la
question nucléaire.

Représailles iraniennes
Face au risque que la politique de l’admi­
nistration Trump et la réponse iranienne
posent à la région, nous devons maintenir
une politique européenne distincte
envers l’Iran. Pour autant, il est inutile de
cacher que le comportement de l’Iran
dans la région est un problème pour l’Eu­
rope. Nous devons veiller à considérer le
conflit du détroit d’Ormuz et celui des
retombées du retrait américain de l’ac­
cord nucléaire de façon séparée. Le pre­
mier n’a rien à voir avec le second. Il s’agit
là au contraire de sanctions européennes
contre le régime criminel de Damas et de
la décision européenne selon laquelle
aucun pétrole ne peut être livré à la Syrie
par le territoire européen. La Grande­Bre­
tagne a appliqué les sanctions européen­
nes en arrêtant un navire qui, en infrac­
tion avec le droit européen, transportait
du pétrole iranien et traversait les eaux
européennes pour se rendre en Syrie. Le
Royaume­Uni est donc devenu une vic­
time des représailles iraniennes pour
avoir mis en application le droit européen.
Les forces iraniennes sont suspectées
d’être les auteures des attaques répétées
contre des navires marchands dans le
détroit d’Ormuz. Il semblerait que le
régime tente ainsi d’utiliser son contrôle
de facto de la voie navigable pour imposer

ses conditions aux pays qui dépendent de
ce passage. Nous ne voulons pas d’un
conflit militaire, mais une réprimande
forte contre ce comportement iranien, de
la part des Etats européens agissants
ensembles, est nécessaire. Des négocia­
tions en parallèle avec l’Iran et d’autres
acteurs régionaux aideront à trouver une
solution politique à long terme au pro­
blème. Mais en attendant qu’un accord di­
plomatique soit conclu, l’Europe doit faire
sa part pour que la libre navigation dans la
région soit protégée. Une opération euro­
péenne pourrait débuter par une mission
d’observation et, si nécessaire, envisager
des escortes militaires. Nous en sommes
tout à fait capables si les Etats membres de
l’Union agissent de concert. Mais jusqu’à
présent, c’est par manque de volonté poli­
tique que la réponse se fait attendre.
Notre message à l’Iran doit être clair : en
tant qu’Européens, nous respectons l’ac­
cord nucléaire et nous ferons notre part
pour le soutenir, même si l’Iran a com­
mencé à enfreindre les termes du JCPoA.
Mais la question de l’accord nucléaire (et
du retrait américain) ne donne pas à
l’Iran le droit de saisir des navires dans le
détroit d’Ormuz ou ailleurs. Une mission
navale européenne indépendante dans le
détroit d’Ormuz enverra précisément ce
message. Et non pas en suivant une mis­
sion navale dirigée par les Etats­Unis.
L’Allemagne, ne serait­ce qu’à cause de
sa forte dépendance de la libre circula­
tion du pétrole et du commerce, doit être
un participant actif d’une telle réponse
européenne. Ce n’est un secret pour per­
sonne que lorsqu’il s’agit de s’engager
dans des missions militaires à l’étranger,
Berlin joue l’indécis. L’histoire alle­
mande justifie ce caractère qui marque
son droit et sa politique intérieure. Mais
il s’agit, dans le détroit d’Ormuz, non
seulement d’un problème d’ampleur
européen, mais aussi de démontrer
notre volonté et de notre capacité à agir
ensemble au niveau international au
nom de nos principes et de nos intérêts.
L’Allemagne doit maintenant assumer sa
part de responsabilité et faire preuve de
solidarité avec ses partenaires.
Le comportement de l’Iran exige une ré­
ponse européenne. Le pays a détourné un
navire britannique en représailles à l’ap­
plication des sanctions européennes dans
le détroit de Gibraltar par la Grande­Breta­
gne. En attaquant un domaine primordial
du droit international, la liberté de naviga­
tion, l’Iran a attaqué la base du libre­
échange et donc de notre prospérité. Une
réponse en commun avec les Etats­Unis
risque de nous entraîner dans un conflit
plus vaste dont personne ne veut. Il y a
donc besoin d’une mission européenne, à
laquelle l’Allemagne participe. L’Iran a
besoin de ce message, maintenant.
(Traduit de l’anglais par Ana Ramic)

Norbert Röttgen est président de
la commission des affaires étrangères
au Bundestag (Parlement allemand)
et coprésident du Conseil européen
pour les relations internationales

UNE RÉPONSE EN


COMMUN AVEC LES


ÉTATS-UNIS RISQUE


DE NOUS ENTRAÎNER


DANS UN CONFLIT


PLUS VASTE DONT


PERSONNE NE VEUT

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