28 | 0123 DIMANCHE 11 LUNDI 12 AOÛT 2019
0123
MÊME AUX TEMPS
LES PLUS RECULÉS,
LE RAPPORT À LA
NATURE A ÉTÉ UNE
CONSTRUCTION
SOCIALE FAITE
AUSSI DE VIOLENCE,
D’UTILITARISME
ET DE MYSTICISME
I
l y a un mois, le vendredi 12 juillet,
Agnès Buzyn a dû quitter précipitam
ment l’hôpital de La Rochelle, poursui
vie par des urgentistes en grève. La minis
tre de la santé, qui connaît bien l’hôpital
pour y avoir exercé son métier de médecin,
était venue afin de mesurer l’ampleur de la
colère des personnels des urgences. Elle a
été servie. Le 2 août, à VerneuilsurSeine
(Yvelines), elle a dû reconnaître qu’elle était
face à « une crise qui persiste ». Cinq mois
après le début du mouvement, déclenché
après une série d’agressions à l’hôpital pa
risien SaintAntoine, ce sont désormais
216 services d’urgences dans le public en
France, sur 478, qui sont en grève.
Loin d’être freinée par les annonces de la
ministre en juin – 70 millions d’euros pour
financer des mesures immédiates permet
tant notamment la revalorisation de la
prime de risque des soignants –, la fronde
n’a cessé de s’étendre. Les grévistes récla
ment toujours 10 000 emplois supplémen
taires, une hausse des salaires de 300 euros
net par mois et l’arrêt des fermetures de lits.
Dans un pays où les urgences tentent de
pallier les conséquences désastreuses de la
désertification médicale, la grève est popu
laire. Il est vrai qu’elle prend des formes par
ticulières, les urgentistes arborent un bras
sard à la japonaise pour indiquer qu’ils
sont... en grève, mais ils continuent à assu
rer les soins. Ils respectent les obligations
fixées par la loi, ce qui est à leur honneur.
L’épisode qui s’est produit, début juillet,
où, lors d’une manifestation nationale à Pa
ris, une douzaine de soignants se sont in
jecté un produit présenté comme de l’insu
line devant le ministère de la santé, ne s’est
pas répété. Pour accentuer la pression, cer
tains ont eu recours à des arrêts maladie,
mais ce phénomène est resté marginal.
Souvent à bout devant l’impossibilité de se
faire entendre – « nous sommes réputés en
durants aux urgences », a assuré Hugo
Huon, le président du collectif d’InterUr
gences –, les urgentistes n’ont pas cédé à la
tentation de la radicalisation, pourtant
dans l’air du temps.
Estce parce que cette « grève sans grève »
semble indolore, voire invisible, que le gou
vernement paraît s’en accommoder? Estce
parce qu’il n’y a pas eu d’incident majeur,
d’accident, y compris lors de la récente sé
quence caniculaire, que le ministère de la
santé n’apporte pas de réponse à la hauteur
de cette colère qui monte?
Pourtant, on ne découvre pas, en 2019, la
détresse des urgences, confrontées à une
forte hausse de la demande, avec un cruel
manque de moyens et une pénurie criante
de médecins : alors que des patients expri
ment parfois de façon violente leur impa
tience et leur mécontentement, la popula
tion prise en charge aux urgences est pas
sée, entre 1996 et 2016, de 10 millions à
21 millions. En 2018, selon SAMUUrgen
ces de France, 180 000 patients ont passé
une nuit sur un brancard dans les couloirs
des services destinés à les accueillir. Et
cette situation intenable ne fait que s’ag
graver durant l’été.
Mme Buzyn excelle dans l’art de manifester
sa compassion. « Il y a une nécessité de re
penser l’organisation des systèmes de santé »,
atelle souligné récemment. Une mission
chargée de proposer une stratégie pour
« adapter nos urgences aux nouveaux be
soins de santé » doit rendre ses premières re
commandations à la fin de l’été. L’heure
n’est plus aux belles paroles. Plutôt que de
jouer la guerre d’usure, il y a urgence à poser
des actes pour trouver une issue à la crise
avant que des drames ne surviennent.
URGENCES :
SORTIR
DE LA CRISE
Inspirons-nous
de la culture hip-hop
pour faire société
Un collectif de 14 acteurs des cultures urbaines
appelle à s’inspirer de ce mouvement,
né dans la rue et inclusif, pour réinventer
notre manière de vivre ensemble
L
a culture hiphop est née
dans la rue. Tout a com
mencé au début des années
1970, avec les premières
block parties organisées par
DJ Kool Herc (Clive Campbell de
son vrai nom) dans le Bronx. Une
idée simple qui a tout changé :
deux platines vinyle qui tournent
en parallèle, de la musique qui ne
s’arrête jamais et des breaks qui
se prolongent à l’infini. On n’avait
jamais connu pareil espace d’ex
pression pour la danse. On se re
trouvait dans la rue pour vibrer
ensemble sur le beat, tout simple
ment parce qu’on n’avait pas les
moyens de se payer l’entrée dans
un club.
La rue, au moins, n’exclut per
sonne. Que votre compte en
banque affiche un solde positif ou
négatif, la rue vous appartient à
parts égales. Dans les quartiers
défavorisés, ce qu’on va bientôt
appeler hiphop esquisse de nou
velles manières de vivre ensem
ble. Très vite, d’autres quartiers de
New York entrent dans la danse :
Harlem, Brooklyn, le Queens. On
se jauge par le biais de mouve
ments spectaculaires. On s’af
fronte à coups de rimes improvi
sées et de vers libres. Sur les murs,
les rames de métro, les graffitis se
multiplient, comme autant de
signatures et de façons de dire :
« La ville est à nous. » La structure
qui maintient la culture hiphop
en vie, c’est le cypher : un cercle
qui ne doit jamais être rompu, au
sein duquel chacun peut à tour de
rôle s’exprimer librement par le
rap, la danse ou le graff.
Cinquante ans plus tard, le hip
hop est un mouvement culturel
mondial qui n’a pas vraiment de
précédent, tant par son ampleur
que par sa longévité. Vous croise
rez des adeptes du break dance
aussi bien à Sao Paulo qu’à Tokyo.
Vous reconnaîtrez la pulsation
singulière du rap aussi bien en
anglais qu’en français, en russe
ou en arabe. De Detroit au Cap,
les tags font désormais partie du
paysage urbain. Partout où il y a
des villes, les cultures urbaines
ont trouvé un terrain de jeu.
Pourtant, la plupart des gens ne
connaissent qu’une toute petite
partie du vaste continent qu’est la
culture hiphop. Quelques stars
dans le rap, certaines dans le graf
fiti, et basta. Mais la culture de rue,
vibrante et vivante, qui les a fait
naître, reste largement invisible.
Les cultures urbaines se sont ins
tallées en France dans les années
- Pourtant, on continue à les
regarder de haut. Alors même
qu’un gamin parisien du 16e et un
jeune de Villeurbanne se retrou
vent au même concert de Nekfeu,
le rap reste la musique des ban
lieues, des quartiers populaires,
bref, des « classes dangereuses ».
Energie créatrice
D’un côté, on vend un tableau de
JeanMichel Basquiat à plus de
100 millions de dollars, de l’autre,
on fait recouvrir les graffitis dès
qu’ils s’invitent sur les murs des
quartiers chics. On s’arrache
quelques reliques, on tolère quel
ques classiques, mais on ferme
les yeux sur l’énergie créatrice
qu’on trouve dans les marges.
Alors oui, la langue que parlent
les cultures urbaines n’est pas
exactement académique. Mais au
moins, c’est une langue vivante.
Dans une société fragmentée
comme la nôtre, où il n’existe plus
de langage commun, c’est inesti
mable. La rue, c’est parfois
bruyant, parfois même violent,
mais c’est là que ça se passe. Et
c’est peutêtre l’un des derniers es
paces communs qu’il nous reste.
Aujourd’hui, notre modèle de
société est à réinventer, et le hip
hop et les cultures urbaines ont
leur rôle à jouer. Parce que leurs
valeurs cardinales – l’écoute, la li
berté, la mixité et le brassage des
influences – sont un trait d’union.
Ce sont elles qui unissent Orelsan
le Caennais, Akhenaton le Mar
seillais, Oxmo le Parisien, un
graffeur de Dunkerque et un free
runner de Toulouse.
Nous pouvons réinventer la
France comme un vaste cypher :
un lieu de partage au sein duquel
chacun peut trouver sa place,
quelles que soient ses origines. Si
nous, acteurs des cultures urbai
nes, par nos pratiques et par nos
engagements, pouvons y contri
buer de quelque façon que ce soit,
nous serons fidèles à l’esprit des
pionniers du hiphop. Réappre
nons à nous parler, à bouger au
même rythme, à partager. Multi
plions les cypher sur tout le terri
toire. Les révolutions commen
cent toujours dans la rue.
Thibault Abraham, produc-
teur de cinéma ; Halassane
Balde, DJ, organisateur des
soirées Good Dirty Sound ;
Bebar, street-artiste ; Théo
Clercq-Roques, planneur
stratégique spécialisé dans les
cultures urbaines ; Elyon
Brami aka Bram’s, artiste
hip-hop membre du groupe
La Prec, étudiant à Sciences Po
Paris ; Mathias Cassel aka
Rockin’Squat, artiste hip-
hop, leader du groupe Assas-
sin, producteur du festival
Révolution ; Crey132, street-
artiste, créateur de la fresque
du Bleuet de France sur le
rond-point des Invalides
(Paris 7e) ; Sadia Diawara,
producteur de cinéma, direc-
teur du centre culturel Curial
(Paris 19e) ; Jean-Christophe
Filippini, cofondateur du
média de cultures urbaines
« Hiya! » ; Itvan K, street-ar-
tiste, membre du collectif
Blacklines ; Lask, street-ar-
tiste, membre du collectif
Blacklines ; Grégoire Lepi-
geon, avocat au service des
artistes et collectionneur de
street-art ; Abdallah
Slaiman, cofondateur
de « Hiya! » et organisateur du
festival Révolution ; Domenico
Surace, cofondateur de
« Hiya! »
LA LANGUE
QUE PARLENT
LES CULTURES
URBAINES N’EST
PAS EXACTEMENT
ACADÉMIQUE.
MAIS, AU MOINS,
C’EST UNE LANGUE
VIVANTE
Jean-Marie Harribey et Pierre Khalfa
Le jardin d’Eden a-t-il jamais existé?
Pour les deux économistes, la critique du capitalisme « prédateur de la nature » ne doit pas
conduire à un rejet de la modernité et du progrès, qui conservent leur valeur émancipatrice
D
ans un point de vue paru dans
Le Monde, l’éthologue Pierre Jou
ventin et l’économiste Serge La
touche reviennent sur la crise
écologique (« L’homme peutil se recon
vertir de prédateur en jardinier? », Le
Monde du 30 juillet). Outre le constat de
l’urgence de la situation, nous parta
geons avec eux le refus de la « triple
illimitation » de la production, de la
consommation et de la production des
déchets. Mais ces constats communs
n’empêchent pas le débat.
Les auteurs commencent ainsi par
pointer la responsabilité de la philoso
phie des Lumières et en font remonter
l’origine à Descartes. Analyse, disonsle,
à la fois caricaturale et un tantinet ana
chronique. Ainsi, dans sa lutte contre la
philosophie scolastique, Descartes n’a
pas dit que « l’homme s’institue “maître
et possesseur de la nature” », mais qu’il
fallait « nous rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature ». Et il ajoutait
immédiatement : « Ce qui n’est pas seule
ment à désirer pour l’invention d’une infi
nité d’artifices, qui ferait qu’on jouirait
sans aucune peine des fruits de la terre et
de toutes les commodités qui s’y trouvent,
mais principalement aussi pour la
conservation de la santé. » Tout autre
chose donc que d’en faire le père d’un
rapport prédateur à la nature.
Comment demander à des philoso
phes de prendre en compte les consé
quences du développement du capita
lisme industriel encore à naître, qui ne
se manifesteront que plus d’un siècle
plus tard? Passons enfin sur le contre
sens fait sur Adam Smith, propos qui
reprend la fiction des économistes libé
raux assimilant la fameuse « main invi
sible » à La Fable des abeilles de Bernard
Mandeville, alors même que Smith, qui
intègre l’économie dans une Théorie
des sentiments moraux (titre de son
premier ouvrage), en a violemment
critiqué la thèse.
Analyse unilatérale de la modernité
Tout cela renvoie à une analyse unilaté
rale de la modernité. Pierre Jouvetin et
Serge Latouche ont raison de pointer
que la modernité a été profondément
marquée par une vision scientiste et
positiviste du monde. Mais elle nous a
aussi permis de remettre en cause des
conceptions qui servaient de couverture
idéologique à des rapports d’oppression
féroce. La modernité occidentale s’est
donc révélée être un processus contra
dictoire permettant la création de la sub
jectivité occidentale et la possibilité de
l’émancipation.
C’est dans ce cadre qu’il faut discuter
du rapport entre les êtres humains et la
nature. Ainsi nous disentils, « pendant
trois cent mille ans, Homo sapiens a lui
aussi vécu en équilibre avec son milieu ».
Or, même aux temps les plus reculés, le
rapport à la nature a été une construc
tion sociale faite, certes, de recherche
d’une symbiose accueillante, mais aussi
de violence, d’utilitarisme et de mysti
cisme. Refuser un rapport d’instrumen
talisation prédatrice à la nature ne nous
fera pas retrouver un équilibre qui n’a
jamais existé.
Au début de leur point de vue, Pierre
Jouvetin et Serge Latouche pointent à
juste titre l’incompatibilité entre l’éco
nomie capitaliste et la préservation de la
nature. Mais tout au long de leur déve
loppement, c’est l’économie, en tant que
telle, qui est mise en cause. Ainsi, nous
disentils, « “la machine économique” en
a profité pour s’affranchir de tous les
freins que la sagesse millénaire avait mis
à son épanouissement, donnant nais
sance à la société capitaliste de marché
mondialisé ». Naïveté d’un propos qui
oublie que « la sagesse millénaire » n’a
pas empêché l’existence de sociétés
d’oppression et d’exploitation impitoya
bles : un rapport de nonprédation à la
nature ne signifie pas qu’il n’y ait pas des
rapports de domination d’êtres hu
mains sur d’autres êtres humains.
De plus, ce n’est pas « l’idéologie du
progrès » qui aurait permis à « la ma
chine économique » de se désencastrer
du reste de la société, mais la naissance
et le développement, au sein de la so
ciété féodale, des rapports sociaux capi
talistes qui ont élevé l’économie en
sphère autonome.
L’assimilation de l’économie capita
liste à l’économie en général aboutit à ce
que, pour eux, la foi dans l’économie
semble être notre difficulté principale.
Et de proposer « sans même remettre en
cause le capitalisme » une série de mesu
res dont on se demande bien pourquoi
les gouvernements ne les mettent pas
aujourd’hui en place.
Notons, parmi elles, celle « d’émanciper
les jeunes Africaines pour qu’elles déci
dent par ellesmêmes des naissances et
les réduisent afin de ne pas créer des mi
grants économiques ». Audelà du pater
nalisme de la proposition, notonsen
l’aspect contradictoire : si les jeunes Afri
caines doivent décider par ellesmêmes,
elles n’ont pas besoin que l’on leur dise si
elles doivent ou non réduire les naissan
ces. Mais surtout, la cause des migra
tions économiques est ainsi rejetée sur
ces femmes!
Pierre Jouvetin et Serge Latouche ter
minent leur point de vue en indiquant
que « la réalisation de tout projet alter
natif passe donc plus par une révolution
mentale que par la prise du pouvoir poli
tique » et de plaider, citation de Corné
lius Castoriadis à l’appui, pour la créa
tion d’un nouvel imaginaire social.
Mais comment un tel imaginaire social
pourraitil naître sans l’institution
d’une société radicalement différente
comme l’a montré Castoriadis lui
même? Et une telle société pourraitelle
voir le jour si le pouvoir politique restait
aux mains des mandants du capita
lisme financier? Comment alors,
comme ils le souhaitent, « se réappro
prier le pouvoir des banques et des multi
nationales »? Problème de formulation
ou vraie divergence ?
Pierre Khalfa et Jean-Marie
Harribey sont économistes,
membres d’Attac
et de la Fondation Copernic