Le Monde - 11.08.2019

(Joyce) #1
0123
DIMANCHE 11 ­ LUNDI 12 AOÛT 2019

FRANCE


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A Lisieux, les urgences au bord de la rupture

Le service de l’hôpital Robert­Bisson a accueilli 33 000 patients en 2018, pour une capacité de 15 000 par an


REPORTAGE
lisieux (calvados) ­
envoyée spéciale

D

ans le couloir, sept pa­
tients sont étendus
sur des brancards, à
moitié dévêtus. Les six
salles de « déchoc » sont occupées,
et deux infirmières tentent de
questionner un vieux monsieur
au bras ensanglanté, qui mar­
monne en anglais. « C’est éton­
namment calme, seulement cin­
quante­sept entrées depuis ce ma­
tin », commente Vincent Othon,
aide­soignant depuis dix ans aux
urgences de l’hôpital Robert­Bis­
son de Lisieux (Calvados).
La veille à la même heure, ils
étaient une trentaine de malades
à attendre là, allongés tête­bêche,
sans aucune intimité. D’autres
avaient été placés dans la salle de
repos du personnel, sacrifiée de­
puis longtemps pour agrandir les
capacités d’accueil. Une dame de
98 ans s’y est levée à deux repri­
ses, gênant ses voisins. « La troi­
sième fois, il a fallu l’attacher, car
on ne pouvait pas la surveiller »,
regrette l’aide­soignant de 35 ans,
si attristé de voir « des patients
s’uriner dessus parce qu’on n’a pas
le temps de leur apporter un bas­
sin ». Son diagnostic est lapi­
daire : « On nous pousse à être
maltraitants. »
Depuis la mi­juin, impossible
de rater les banderoles qui or­
nent l’entrée du service et illus­
trent le malaise. « Il y a urgence
aux urgences », peut­on lire. Pour
la première fois, les soignants
ont déposé un préavis de grève,
bien qu’ils continuent d’assurer
les soins. Au 9 août, le collectif In­
ter­Urgences, constitué au prin­
temps, comptabilisait 217 urgen­
ces en grève, soit deux fois plus
qu’un mois auparavant. « La crise
persiste », a reconnu le 1er août la
ministre de la santé, Agnès
Buzyn, qui avait tenté d’apaiser la
colère avec une enveloppe de
70 millions d’euros, destinée no­
tamment à renforcer les effectifs
durant l’été.
Mais le malaise est bien plus
grand, et durable. « On en arrive
au point de rupture », constate la
chef de service Anne Mahier, mé­
decin depuis treize ans à Robert­
Bisson. Restructurées en 1995, les
urgences du centre hospitalier
normand avaient été conçues
pour accueillir 15 000 patients par
an. En 2018, ils sont 33 000 à avoir
franchi les portes vitrées de l’ac­
cueil, poussés par une désertifica­
tion médicale qui empire d’année
en année. A Lisieux, près de
3 000 personnes n’ont plus de
médecin traitant. Pour un rendez­
vous avec un cardiologue, il faut
compter dix­huit mois d’attente.
« On devient le seul recours pour
accéder aux soins », résume Vin­
cent Othon.
Alors, « malgré une équipe en or,
motivée, solidaire, compétente,
décrit Anne Mahier, on est au
bout du rouleau ». Ils ne sont que
neuf médecins à temps plein
quand il leur en faudrait treize,
selon les recommandations na­
tionales. Malgré une multitude
d’annonces, la chef de service n’a
pas trouvé de candidats. Il man­
que 80 urgentistes en Norman­
die. « Certains services fonction­
nent avec des médecins intérimai­

res sous­qualifiés, je ne veux pas
en arriver là », craint Anne Ma­
hier, qui dit toutefois compren­
dre les jeunes médecins qui ne
veulent plus que des temps par­
tiels : « En travaillant à 80 %, on
leur fera faire du 100 %, c’est tou­
jours mieux qu’être à temps plein
et se retrouver à 120 %. »
Dimanche 30 juin, la machine
s’est enrayée. Après vingt­neuf
heures de travail, Anne Mahier
n’avait personne pour la rempla­
cer. Sa collègue s’est retrouvée
seule pour gérer les urgences et
assurer le Service mobile d’ur­
gence et de réanimation (SMUR).
Il a fallu suspendre la ligne pour la
journée. Certains villages se sont
retrouvés à plus de trente minutes
des secours.
« C’est traumatisant d’en arriver
là », regrette l’urgentiste. Depuis,
un médecin a dû être arrêté pour
burn­out. « Chacun explose dans
son coin, avec la peur permanente
de l’erreur. On va finir comme à
France Télécom », lâche Lynda Ri­
naldi, déléguée syndicale à la CGT.
Pourtant, « on est programmés
pour aller au bout de nous­mêmes.
Quand un soignant est en pleurs,
c’est que c’est grave ».

Relancer le dialogue social
Du côté des patients, le temps
d’attente s’allonge. Le mois der­
nier, une femme de 100 ans a at­
tendu onze heures sur un bran­
card. L’agressivité en devient
quotidienne, les violences bana­
lisées. « Ce n’est pas parce qu’on
est en grève que vous attendez,
c’est parce que vous attendez
qu’on est en grève », peut­on lire
sur des affichettes à l’accueil.
« On en est rendus à faire du tra­
vail à la chaîne », s’attriste Marie­
Pierre (elle a requis l’anonymat),
aide­soignante depuis 1981. « La
détresse sociale et psychologique
est pourtant de plus en plus
grande », juge­t­elle.
Depuis son lancement, la grève
a toutefois permis de relancer le
dialogue social avec la direction,
au point mort depuis plusieurs
années. Nommé il y a seulement
deux mois, le nouveau directeur
de l’hôpital affirme être « à
l’écoute des revendications ». Un

renfort brancardier a été octroyé
pour l’été ainsi qu’une infirmière
pour les gardes de nuit. Un audit a
été lancé pour étudier les besoins
en matériel et en effectifs.
Mais la promesse de nouveaux
locaux, elle, s’est encore éloignée.
Alors que les travaux avaient été
initialement annoncés pour 2017,
« on nous parle maintenant de
2022 », déplore Vincent Othon,
qui a le sentiment de se « faire ba­
lader depuis tellement d’années ».
Les soignants ont pourtant eux­
mêmes travaillé sur des plans, et
sollicité la mairie et l’aggloméra­
tion pour une participation fi­
nancière à ces travaux, estimés à
4,5 millions d’euros. « On est obli­
gés d’aller mendier pour survivre,
déplore M. Othon. La prochaine
étape, c’est de nous demander de
construire les murs? »
Le 19 juin à l’Assemblée natio­
nale, le député (Les Républicains)
du Calvados Sébastien Leclerc a
alerté le gouvernement sur la si­
tuation dans l’établissement
normand. Car au­delà des urgen­
ces, c’est tout l’hôpital Robert­
Bisson qui connaît des difficul­
tés. « Si on en est rendus à faire Te­
tris et passer notre journée au té­
léphone pour placer les patients,
c’est parce que tous les services
sont à flux tendu », rappelle Véro­
nique (elle n’a pas souhaité don­
ner son nom), infirmière. Au
1 er août, faute d’effectifs suffi­
sants, vingt­cinq lits ont été fer­
més pour l’été, accentuant l’em­
bouteillage aux urgences.
Que feront les patients si, de­
main, ils sont refusés faute de
place dans les locaux ou de soi­
gnants pour les accueillir? « On ne
parle plus le même langage, on es­
saie d’alerter, on dit “humain,
souffrance, qualité des soins”, on
nous répond toujours “argent” »,
résume Vincent Othon, qui es­
père « un sursaut citoyen ». « Aller
dans le privé, ça me ferait mal », lâ­
che Anne Mahier. Son concours
de praticien hospitalier, elle l’a
passé « parce que ça avait du
sens ». Sans congés depuis avril,
l’urgentiste déplore que son
équipe « paie très cher le fait d’être
attachée à ces valeurs ».
charlotte chabas

« C’est la révolte des petites


mains de l’hôpital »


Les figures de la contestation sont des infirmiers, des brancardiers
ou des aides­soignants souvent non syndiqués

T


oute sa carrière, Hélène
(elle a requis l’anonymat) a
« encaissé sans broncher ».
En vingt­deux ans, elle a vu les ca­
dences s’accélérer et le nombre de
patients doubler dans les urgen­
ces de son hôpital du Var. En été,
c’est une admission toutes les
trois minutes. Jamais pourtant
elle ne s’en est plainte. « Par res­
pect pour les patients qui souf­
fraient, pour toute cette misère
qu’on prend en pleine face », dit­
elle. Mais fin juin, pour la pre­
mière fois, cette aide­soignante
de 44 ans a voté pour la grève. « Si
je me taisais maintenant, autant
raccrocher la blouse, car je n’en
étais plus digne », justifie­t­elle.
Doullens (Somme), Verdun
(Meuse), Bastia... Pas un seul jour
ou presque sans qu’un nouveau
service des urgences ne se mette
en grève. Sur les 640 établisse­
ments du pays, plus d’un tiers sont
désormais touchés par la mobili­
sation. « Le mouvement monte en
puissance et est porté par des équi­
pes paramédicales qui étaient jus­
que­là inaudibles », analyse Hugo
Huon, 30 ans, infirmier à l’hôpital
parisien de Lariboisière et mem­
bre du collectif Inter­Urgences.

Pas de renfort estival
C’est l’une des particularités de
cette mobilisation. Dans la plu­
part des services concernés, les fi­
gures de la contestation sont des
infirmiers, des brancardiers ou
des aides­soignants, souvent non
syndiqués et peu habitués à pren­
dre la parole dans un milieu mé­
dical d’ordinaire très hiérarchisé.
« C’est la révolte des petites mains
de l’hôpital », résume une infir­
mière des urgences de Chambéry,
où la grève dure depuis le 26 mai.
La réponse de la ministre de la
santé, Agnès Buzyn, n’a pas apaisé

la colère dans ce service où l’acti­
vité a augmenté de 20 % en quatre
ans. « Elle a mis longtemps à parler
des paramédicaux, à prononcer le
nom de nos métiers. Et encore, elle
ne parle pas des ambulanciers »,
déplore Marie, qui préfère taire
son vrai prénom pour éviter les
sanctions de sa direction. « Long­
temps, on a eu le sentiment que,
sans la voix des médecins, on
n’était rien. Mais, cette fois, la co­
lère était trop forte », dit­elle.
Pendant le premier épisode de
canicule, le service a enregistré
30 % de patients en plus, sans ren­
fort estival. En juin, durant douze
jours, l’équipe était en sous­effec­
tif et a dû absorber jusqu’à 80 en­
trées en une seule nuit. En solida­
rité, l’équipe des assistants de ré­
gulation du SAMU de Savoie s’est
aussi mise en grève. « Nos revendi­
cations pour plus d’humanité
dans la chaîne de soins sont les
mêmes », explique l’un d’eux. « Ce
qu’on veut, ce n’est pas une prime,
c’est des collègues. » Si les person­
nels paramédicaux sont soute­
nus par les médecins du service,
ils ont préféré aller négocier sans
eux. « C’est à nous de porter notre
combat », explique Marie.
Aux urgences de Montauban,
aucun médecin n’a rejoint la
grève dans ce service qui ac­

cueille 40 000 patients par an.
Les soignants ont pourtant chif­
fré leurs besoins : une aide­soi­
gnante supplémentaire de nuit,
un infirmier à l’accueil pour le tri
des malades, un agent de sécurité
et un brancardier. « On ne peut
plus prendre sur nous de faire des
missions qui relèvent d’un autre
métier », résume Agnès, infir­
mière depuis 1999.

« 500 heures supplémentaires »
Pour la première fois, jeudi 8 août,
elle et huit collègues en grève
n’ont pas respecté le service mini­
mum, au risque d’être réquisi­
tionnées de force. « Jamais je
n’aurais pensé en arriver là », dit
Agnès, qui n’a pris qu’une se­
maine d’arrêt en vingt ans de car­
rière. « Mais il est temps de relever
la tête, on le fait aussi pour l’avenir
de ce si beau métier », dit­elle.
A Oloron­Sainte­Marie (Pyré­
nées­Atlantiques), les urgences
ont perdu six infirmiers en six
mois. Quatre seulement ont été
remplacés. En grève depuis le
18 juin, le personnel est « cons­
tamment rappelé sur ses jours de
congé », au point que « certains
cumulent plus de 500 heures sup­
plémentaires en deux ans », dit
Elodie (le prénom a été modifié à
sa demande), en poste depuis
près de dix ans.
Les seuls remplaçants trouvés
sortent tout juste d’école, et sont
« lancés seuls après seulement
trois jours dans le service ». Des re­
crues jeunes, souvent en contrats
précaires, qui craignent de se mo­
biliser par peur des conséquences
pour leur carrière. « Beaucoup de
directions parviennent à garder
leur personnel silencieux avec ce
chantage à l’emploi », analyse
Agnès, de Montauban.
ch. c.

La ministre de la santé, Agnès Buzyn,
lors de sa visite aux urgences du centre
hospitalier Saint­Louis, à La Rochelle,
le 12 juillet. XAVIER LEOTY/AFP

« Chacun explose
dans son coin,
avec la peur
permanente
de l’erreur. On
va finir comme à
France Télécom »
LYNDA RINALDI
déléguée syndicale à la CGT

« Longtemps, on
a eu le sentiment
que, sans la voix
des médecins,
on n’était rien.
Mais, cette fois, la
colère était trop
forte », dit Marie
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