lemonde090819

(Joyce) #1

VENDREDI 9 AOÛT 2019 culture| 13


« J’espère que les gens ne vont pas trouver ça beau! »


Le peintre belge Luc Tuymans expose au Palazzo Grassi, à Venise. Il pose un regard sombre sur notre époque


ENTRETIEN
venise (italie)

N


é près d’Anvers
en 1958, le peintre Luc
Tuymans expose à
l’invitation de Fran­
çois Pinault à Venise, au Palazzo
Grassi, un ensemble de 80 ta­
bleaux réalisés de 1986 à nos jours.
Il ne s’agit pourtant pas d’une
rétrospective, car l’artiste a placé
son exposition sous l’égide d’un
roman de Curzio Malaparte publié
en 1949, La Pelle (La Peau, Denoël),
description brutale de l’immédiat
après­guerre en Italie.

Votre peinture n’est pas
vraiment gaie...
On vit dans des temps assez in­
téressants! C’est un peu à cause
de ça que j’ai travaillé à partir de
Malaparte, qui était un écrivain
victime de l’histoire. Dans un
temps, peut­être comme
aujourd’hui, où l’Europe était
dans le pétrin. Le titre de l’exposi­
tion reprend celui de son roman
La Pelle, mais j’ai trouvé Kaputt [le
roman autobiographique de Ma­
laparte, publié en 1944] beaucoup
plus intéressant. C’est un grand
écrivain. Moravia a toutefois dit
de lui que c’était un con. Mégalo­
mane, ça, c’est certain. Mais le
faux, le vrai, ça m’intéresse. Et, en
Italie, ils adorent ça...
Un beau mensonge, c’est mon
métier. Un peintre ne peut jamais
être honnête. On a besoin de mal­
honnêteté pour dire quelque
chose, sinon on est complète­
ment coincé. Regardez Anselm
Kiefer : il est sincère, le grand
maître allemand! Beaucoup de
culture, mais pas d’ironie, pas
d’humour. C’est pénible, quand
même... Mais mon travail n’est
pas gai, et cela ne l’a jamais été. Il
vaut mieux être pessimiste,
comme ça on n’est jamais déçu.

Vous n’exposez que 80 œuvres,
ce qui est peu...
Parce que j’ai une responsabilité
envers le grand public – pas en­
vers M. Pinault, pas du tout. C’est
important pour moi. Dès le dé­
but, à mes galeristes – je travaille
avec les mêmes depuis un quart
de siècle –, j’ai dit : un tiers de ce
que vous vendez doit être déposé
dans des musées, des lieux pu­
blics. A Venise, c’est le grand pu­

blic qui va voir mes tableaux.
Alors j’ai voulu beaucoup d’air
entre les peintures, qu’on puisse
les voir distinctement. Pas non
plus de textes sur les murs, pas de
documents, parce qu’il ne faut
pas sous­estimer ce public­là.
J’espère juste que les gens ne vont
pas trouver ça beau!

Pourquoi?
Quand je suis à Madrid, je vais
voir les peintures noires de Goya,
ou le Tres de mayo. Goya, pour
moi, est plus intéressant que Vé­
lasquez, que j’aime beaucoup par
ailleurs. Mais Goya n’est pas sé­
duisant. Comme Courbet, sa pein­
ture est difficile. Ce n’est pas fait
pour plaire, on ressent autre
chose. Un type complètement
isolé, et un peintre formidable.

Les Français ont découvert
votre travail en 1996, quand
vous avez participé à
l’exposition « Face à l’histoire »,
au Centre Pompidou, à Paris.
Vous passionnez­vous toujours
pour la politique?
Et vous? Je ne sais pas où vous
allez avec vos « gilets jaunes » et
votre petit Napoléon. Et les Britan­
niques avec leur empire qui
n’existe plus. L’Europe va traver­
ser une période assez noire. Pas
dans le sens des années 1930, mais
d’une autre manière. Et là, l’artiste
a un rôle extrême. Depuis dix­huit
ans, avec Rem Koolhaas, Pistoletto
et des tas d’autres gens, j’inter­
viens auprès de la Communauté
européenne pour qu’elle déve­
loppe des plans pour la culture.
C’est d’une opacité totale, invrai­
semblable, mais on continue. Ça
m’énerve, mais ça ne me décou­
rage pas : je suis européen. Or, il
n’y a pas d’identité européenne. Et
comment voudriez­vous qu’il y
en ait, ce sont tous des technocra­
tes. Ils ont fait des choses bien – la
paix par exemple! – pendant plus
de soixante­dix ans. Et tous ces
connards de paysans anglais
(mais la famille royale ne vaut pas
mieux, je le sais, j’ai des collection­
neurs parmi eux), qui ont pros­
péré grâce à l’argent européen.
Mais voilà, on a été incapables de
le faire savoir, de le faire aimer. Les
Européens devraient arrêter de se
chier dessus. La diversité, c’est
beau, mais pas quand les gens
s’enferment dans des tribus.

L’artiste a­t­il une responsabi­
lité éthique?
Les artistes ont une liberté ex­
ceptionnelle. Ils sont encore un
peu hors la loi, juste assez pour
pouvoir pratiquer un activisme
intelligent. Avec une culture et
une vision que n’ont plus les poli­
tiques. Ils ont un rôle à jouer, dans
un monde devenu étrange, sans
morale ni repères, mais ce n’est
pas si facile. On est incarcéré dans
tout le système, même moi.
Quand je rencontre un autre ar­
tiste, ce n’est plus au bistrot
comme du temps de Montpar­
nasse, mais dans un aéroport : on
ne parle plus des contenus. C’est
pour ça que je fais de temps en
temps le commissariat d’exposi­
tions. Pour garder le contact avec
d’autres artistes, plus jeunes,
parce qu’on a besoin de communi­
quer entre nous sur ce qu’on fait.
Mais je ne voudrais pas être un
artiste jeune maintenant. C’est
beaucoup plus compliqué qu’à

mon époque. Les galeries sont de­
venues des entreprises. C’est pour
ça que là où je vis avec ma femme,
qui est aussi artiste [Carla Arocha],
on a créé un lieu pour eux qui
s’appelle No Pressure. Et, à Anvers,
nous ne sommes pas les seuls. Il y
a une dizaine, une vingtaine de
lieux alternatifs comme ça.

Et qu’en retirez­vous?
C’est intrigant de travailler avec
d’autres gens. La jeune généra­
tion, je ne la sous­estime pas, sauf
les arrivistes, les mous, les morali­
sants ou les cons. Certains, par
contre, font des choses formida­
bles. On trouve heureusement
toujours quelqu’un un peu hors
du commun.
Je suis aussi très intéressé par les
Chinois. Enfin, certains... Ai
Weiwei est venu me rendre visite
il y a dix­huit ans. Un jour, devant
ma porte, il y avait un Chinois. En­
fin, neuf Chinois, parce qu’il ne se
déplaçait pas tout seul. Je ne le

connaissais pas, mais j’avais vu
un documentaire. C’est comme
ça qu’on s’est rencontrés. J’ai fait
du thé, et d’un coup il s’est dressé
devant la table et il a dit : « Vous
devez faire une exposition en
Chine, maintenant! » Ils sont in­
trigants, les Chinois. On ne va pas
gagner, ça, c’est certain. C’est déjà
foutu : une culture si vieille, une
intelligence si différente...

Vous me dites ça à Venise, qui
n’est pas précisément une ville
nouvelle...
Vous croyez? Regardez tous ces
touristes : ici ça devient une sorte
de Disneyland, mais le reste de
l’Europe également. On entre dans
un monde où la superficialité est
reine. On abdique notre propre in­
telligence. C’est la vulgarisation de
tout, via les réseaux sociaux, et je
trouve cela dangereux. Donc je
suis en train de travailler avec des
chercheurs, en neurosciences no­
tamment, pour développer des al­
gorithmes. Voir ce que les artistes
peuvent faire contre les médias
sociaux, en utilisant leurs propres
techniques. Pour montrer aux jeu­
nes que les images mentent, et
comment elles mentent.
propos recueillis par
harry bellet

« La Pelle », Luc Tuymans,
Palazzo Grassi, Venise. Jusqu’au
6 janvier 2020.

La mélancolie rêveuse des Flaming Lips


Le groupe publie « King’s Mouth : Music and Songs », un séduisant conte psychédélique


MUSIQUE


D


ans l’histoire du rock et
de la pop, l’album « con­
ceptuel » est apparu au
milieu des années 1960. Il s’agis­
sait pour les groupes non plus de
faire se succéder plusieurs chan­
sons disparates, mais de les as­
sembler pour raconter une
histoire, illustrer musicalement
une thématique. Parmi les plus
célèbres : Smile (1967, inachevé,
finalisé en 2004) des Beach Boys,
S. F. Sorrow (1968) par The Pretty
Things, Village Green Preserva­
tion Society (1968) et Arthur
(1969) des Kinks, Sell Out (1967),
Tommy (1969) et Quadrophenia
(1973) des Who, The Dark Side of
the Moon (1973), Animals (1977) et
The Wall (1979) de Pink Floyd ou
The Lamb Lies Down on Broad­
way (1974) de Genesis.
Formé à Oklahoma City en 1983,
The Flaming Lips, d’abord nerveu­
sement punk, avant de devenir
plus expérimental, puis, à partir
du milieu des années 1990, l’une
des références du renouveau psy­
chédélique, a régulièrement ex­
ploré cette manière. Notamment

par le biais de la science­fiction
avec les aventures de la jeune
Yoshimi dans Yoshimi Battles the
Pink Robots (2002) ou du major
Syrtis dans Christmas on Mars
(2008), en reprenant The Dark Side
of the Moon (2009), ou en diffu­
sant en continu sur un site
24 Hour Song (2011), d’une durée
de vingt­quatre heures donc,
voyage épique et halluciné sur le
thème de la mort.
Voici King’s Mouth : Music and
Songs, à propos d’un enfant géant,
qui devient roi, se sacrifie pour
son peuple et sa ville afin de les
protéger d’une avalanche. Sa tête
sera coulée dans le métal par ses
concitoyens, laquelle renfermera

« toutes nos vies. Tout notre amour.
Toutes les chansons que nous
chantons ». A l’origine, une instal­
lation conçue par le chanteur
Wayne Coyne, présentée dans
diverses galeries et musées depuis
2015, une imposante tête façon­
née avec des ballons argentés, qui
repose sur un sol aux couleurs de
l’arc­en­ciel. Jusqu’à six personnes
peuvent pénétrer à l’intérieur et
profiter, durant une quinzaine de
minutes, d’un environnement de
lumières changeantes et de
musiques composées par le guita­
riste et claviériste Steven Drozd.
Partant de là, le groupe a bâti un
récit, développé les compositions.

Quelques envols épiques
Globalement, King’s Mouth :
Music and Songs est dans la part
plus pop des Flaming Lips, suite
de chansons lentes, aux ambian­
ces douces, qui habillent la voix,
ici à son plus frêle, de Wayne
Coyne. Des sons de claviers déli­
cats, avec des nappes de cordes,
des effets sonores discrets, des
guitares acoustiques ou à peine
électrifiées sont souvent mis en
jeu, avec un soutien plus ou

moins présent de la basse (Mi­
chael Ivins) et de la batterie (De­
rek Brown). Quelques envols épi­
ques (Electric Fire, Funeral Pa­
rade) viennent ponctuer le récit,
confié à Mick Jones, l’ancien gui­
tariste de The Clash.
De tout cela se dégage une mé­
lancolie rêveuse, avec à l’occasion
des rappels mélodiques de chan­
sons antérieures du groupe. The
Sparrow, How Many Times, sorte
de comptine, ou Mouth of the King
pourraient venir de Yoshimi.
L’instrumental Mother Universe,
avec ses chœurs célestes et ses
cloches, a l’étrangeté des atmos­
phères de 24 Hour Song. Au centre
de l’album, All for the Life of the
City dégage une ambiance de fête
foraine, suivi de Feedaloodum
Beedle Dot, sur une assise funky.
Avec ce conte au psychédélisme
musical nuancé, The Flaming Lips
retrouve un attrait émotionnel
qui manquait à son précédent
disque, Oczy Mlody, en 2017.
sylvain siclier

King’s Mouth : Music and Songs,
de The Flaming Lips, 1 CD Bella
Union/PIAS.

Des effets
sonores discrets,
des guitares
acoustiques ou à
peine électrifiées
sont souvent
mis en jeu

Luc Tuymans, en mars,
au Palazzo Grassi, à Venise,
devant son œuvre
« Disenchantment » (1990).
MATTEO DE FINA/PALAZZO GRASSI

« Les artistes
ont une liberté
exceptionnelle.
Ils sont encore
un peu hors la loi,
juste assez pour
pouvoir pratiquer
un activisme
intelligent »

L I T T É R AT U R E
L’ultime essai de Toni
Morrison sera publié
en français en octobre
The Source of Self­Regard, le
dernier livre de l’écrivaine
américaine Toni Morrison,
morte dans la nuit du 5 au
6 août à l’âge de 88 ans, paraî­
tra en français le 3 octobre
sous le titre La Source de
l’amour­propre, a annoncé,
mercredi 7 août, sa maison
d’édition, Christian Bourgois.
Paru en février aux Etats­Unis,
l’ouvrage aborde les sujets po­
litiques et sociaux
d’aujourd’hui (émancipation
des femmes, place des minori­
tés dans la société américaine,
rôle de l’argent et des médias,
racisme et xénophobie...)
mais aussi la question de la
création littéraire, l’auteure
portant un regard critique sur
son œuvre. – (AFP.)

C I N É M A
Guillermo del Toro
appelle les immigrés
à ne pas céder la peur
Mardi 6 août, Le réalisateur
mexicainGuillermo del Toro
a inauguré son étoile sur le
célèbre « Walk of Fame » de
Hollywood Boulevard, à Los
Angeles. Il en a profité pour
appeler les immigrés à ne pas
céder à la peur après les tue­
ries de ces derniers jours.

Guillermo del Toro, récom­
pensé par deux Oscars pour
son film La Forme de l’eau en
2018 a évoqué la « grande
peur » utilisée selon lui par
certains pour diviser la popu­
lation, « pour nous dire que
nous sommes tous différents,
que nous ne devrions pas
nous faire confiance mutuelle­
ment ». Mais « ces divisions
sont de complets fantasmes »,
a­t­il affirmé. – (AFP.)

T É L É V I S I O N
L’affaire Lewinsky au
centre de la saison 3 de
« American Crime Story »
Le troisième volet de la série
American Crime Story (AMS),
produite par Ryan Murphy et
Brad Falchuk, a été confirmé
mardi 6 août à Los Angeles.
Il se nommera Impeachment,
et aura pour sujet l’affaire
Monica Lewinsky, du nom de
l’ancienne stagiaire de la Mai­
son Blanche impliquée dans
le scandale sexuel qui secoua
le deuxième mandat du pré­
sident américain Bill Clinton.
La jeune actrice Beanie Feld­
stein incarnera Monica
Lewinsky. La série sera tour­
née à partir de février 2020 et
diffusée dès le 27 septembre
2020 sur la chaîne nord­amé­
ricaine FX, relayée en France,
comme les précédentes sai­
sons, par Canal+ séries.
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