lemonde090819

(Joyce) #1

22 | VENDREDI 9 AOÛT 2019


washington ­ correspondance

C


e jour de septem­
bre 2014, Henry McCol­
lum peine à trouver ses
mots. Cet homme de
50 ans flotte un peu dans son cos­
tume marron et ne sait trop com­
ment « décrire cette sensation » de­
vant la caméra de télévision. « Je
me sens bien et je remercie Dieu
pour ça », dit­il. A ses côtés, son
demi­frère, Leon Brown, droit
comme un « i », est quasi muti­
que. Plus massif, le regard perdu
derrière d’épaisses lunettes, une
casquette sur la tête, il dit juste :
« C’est une bénédiction d’être libre. »
Cette « bénédiction », ces deux
Afro­Américains l’ont attendue
trente ans. Et, malgré la foi qui im­
prègne ce coin de Caroline du
Nord, elle n’est pas venue du ciel,
mais d’une trace de salive sur un
mégot de cigarette. « Trente ans
pour quelque chose que l’on n’a
pas fait », précise encore M. Mc­
Collum, comme incrédule face à
son propre sort. Quelques jours
auparavant, ils ont été libérés de
leurs prisons respectives, où
l’aîné, Henry, patientait dans le
couloir de la mort depuis des dé­
cennies, tandis que le plus jeune,
46 ans, arrêté alors qu’il était en­
core mineur, purgeait ailleurs
une peine de prison à vie.
Disculpés grâce à une analyse
ADN irréfutable, ils sont aussitôt
déclarés libres par le tribunal. Pour
d’obscures raisons administrati­
ves, ils ne quitteront leur cellule
que le lendemain. Impatients de
goûter à de la « bonne nourriture »,
de « bien dormir », les deux hom­
mes, atteints à des degrés diffé­
rents de retard mental, ne savent
pas encore qu’ils ne sont pas au
bout de leurs peines. Pour le com­
prendre, il faut revenir aux prémi­
ces de cette affaire, révélatrice du
naufrage d’un système judiciaire
expéditif et racialement biaisé.
A la fin de l’été 1983, le corps dé­
nudé de Sabrina Buie, 11 ans, est

découvert dans un champ de soja
de Red Springs, une commune ru­
rale et pauvre de Caroline du Nord.
La fillette a été violée, puis étouffée
avec ses habits. Autour du cadavre,
des canettes de bière et des mégots
de cigarette jonchent le sol.
Les deux demi­frères habitent
dans les environs ; Henry, sorti
d’un établissement pour jeunes
retardés, y a rejoint récemment sa
mère. Une adolescente croit avoir
reconnu « le nouveau gars du vil­
lage » avec la fillette et le dénonce.
Elle se rétractera par la suite, re­
connaissant avoir tout inventé.
Arrêté deux jours plus tard, Henry
est interrogé durant cinq heures,
sans avocat. A l’époque, ces mo­
ments, cruciaux au début d’une
enquête, ne sont pas filmés.

UN AUTRE SIÈCLE
Pressé de questions et impatient
de « sortir de là », Henry implique
Leon et « deux autres hommes »


  • jamais inquiétés –, puis signe des
    aveux ponctués de détails maca­
    bres, fournis et écrits par les poli­
    ciers. Leon est arrêté à son tour. Lui
    ne sait ni lire ni écrire. Il signe
    aussi, contre, pense­t­il, un retour
    rapide dans sa famille. Le retour en
    question prendra trois décennies
    et les projettera dans un autre siè­
    cle, un autre monde : entre­temps
    leur mère et grand­mère, qui les
    ont élevés, sont mortes sans qu’ils
    aient pu leur dire au revoir.
    Après leur incarcération, au­
    cune preuve matérielle n’étaye
    leurs déclarations, aucun témoin
    n’émerge. Mais ils font des coupa­
    bles parfaits aux yeux du procu­
    reur Joe Freeman Britt, réputé
    pour ses vues conservatrices et re­
    ligieuses. Sa propension à récla­
    mer la peine capitale lui vaut le
    surnom de « procureur le plus im­
    pitoyable du pays ».
    Alors qu’ils clament désormais
    leur innocence, les deux hommes
    sont condamnés à mort. Lors du
    procès, aucun des éléments à leur
    décharge n’a été présenté au jury :
    des empreintes sur les lieux du


crime qui ne sont pas les leurs, la
découverte d’une autre petite vic­
time dans les mêmes conditions
un mois après leur arrestation et
pour lequel Roscoe Artis, un habi­
tant de Red Springs, sera jugé, re­
connu coupable et condamné à
mort par le même procureur.
Lors d’un nouveau procès
en 1991, Leon Brown est jugé uni­
quement pour viol, sa peine de
mort étant commuée en prison à
vie. Pour Henry, en revanche, rien
de changé : la peine capitale est
confirmée par un jury toujours
convaincu, à l’unanimité, de sa
culpabilité. En trente ans d’empri­
sonnement, son équilibre mental
déjà fragile a vacillé à chaque fois
que l’un des condamnés à mort
partageant son sort était exécuté.
En décembre 2018, dans un
échange sur Facebook avec le pas­
teur qui l’avait suivi en prison, il
souhaitait encore le bonjour « aux
gars dans le couloir de la mort ».
Au fil des années, cette affaire est
devenue le symbole d’une justice
aléatoire. En 1994, alors que la
Cour suprême avait refusé de s’en
saisir, l’un des juges conserva­
teurs, Antonin Scalia, avait estimé
qu’un crime si odieux justifiait le
maintien de la peine capitale dans
le pays. A l’inverse, l’un de ses col­
lègues, Harry A. Blackmun, rappe­
lant qu’Henry avait les capacités
mentales d’un enfant de 9 ans,
avait jugé que sa sentence était
« anticonstitutionnelle ». En 2010,
un tract électoral local affichait
encore le portrait d’Henry, afin de
rappeler le bien­fondé de la peine
de mort pour les violeurs et
meurtriers d’enfants.
Au nom du Center for Death Pe­
nalty Litigation (CDPL), une asso­
ciation qui combat les erreurs ju­
diciaires et s’est saisie de ce cas au
début des années 1990, Me Ver­
netta Alston a été l’avocate de Mc­
Collum lors des dernières années
de la procédure. « Le problème
auquel tous leurs conseils se sont
heurtés est que leur condamnation
reposait sur leurs confessions, con­

sidérées comme valables par la jus­
tice », explique­t­elle aujourd’hui.
Une première fois pourtant,
en 2005, l’ADN a failli leur sauver la
mise. A la demande des défenseurs
d’Henry McCollum, un des mé­
gots trouvés près de la fillette est
analysé. Mais, à l’époque, la techni­
que ne permet pas des comparai­
sons fiables avec les codes généti­
ques de criminels connus. Faute de
trouver le fumeur de 1983, les deux
hommes restent donc en prison.
C’est par Leon, celui dont le QI est
le plus faible, qu’arrivera la déli­
vrance. En 2009, un de ses compa­
gnons de cellule lui conseille de
faire appel à Innocence Inquiry
Commission. Créée en 2006, et
toujours unique en son genre dans
le pays, cette agence publique en­
quête « en toute neutralité » sur les
affaires jugées dans lesquelles les
condamnés clament leur inno­
cence. Frappée par les « incohéren­
ces » des confessions à la police, la
commission se saisit de ce cas
en 2010. Sans pouvoir entrer dans
les détails « confidentiels », sa res­
ponsable actuelle, Beth Tanner, ex­
plique : « Pour que la commission
se saisisse d’une affaire, il lui faut de
nouveaux éléments crédibles. » Elle
reprend donc des interrogatoires,
obtient des pièces à conviction, ce
que les avocats des deux hommes


  • une dizaine en trois décennies –
    n’avaient pu obtenir, et fait pro­
    céder à de nouvelles analyses
    d’ADN du fameux mégot. Tout
    cela prend du temps. « Il fallait
    réunir des fonds pour procéder à
    toutes les recherches. Le test ADN
    à lui seul a coûté 86 000 dollars


[77 000 euros] », explique Mme Tan­
ner. Ainsi, il faut attendre 2014
pour que les prélèvements soient
comparés au fichier des emprein­
tes génétiques de l’Etat. Et cette
fois, les analyses sont formelles. Il
s’agit bien de la salive de Roscoe
Artis, le coupable de l’autre affaire.
Dans la foulée, les deux frères sont
donc disculpés et libérés.
Au moment de commenter ce
désastre judiciaire, Mme Tanner se
veut diplomate : « Le système judi­
ciaire est humain, il est donc sujet
aux erreurs. » Me Alston, elle, les
impute avant tout à « un système
qui n’est pas conçu pour permettre
la manifestation de nouvelles preu­
ves destinées à découvrir la vérité


  • surtout dans les cas de meurtre –,
    mais au contraire pour confirmer
    la culpabilité ». « En outre, le biais
    racial existe bel et bien », assure
    l’avocate, évoquant le nombre dis­
    proportionné d’Afro­Américains
    incarcérés en Caroline du Nord et
    à travers le pays.


« LA COLÈRE DE DIEU »
Me Kristin Collins, une autre avo­
cate du CDPL, s’est longtemps
interrogé sur l’enchaînement
d’oublis, d’incompétences et de
dissimulations ayant scellé le sort
des deux frères. Après leur libéra­
tion, elle a vu certains de leurs ju­
rés. « Beaucoup avaient encore
honte du rôle qu’ils avaient joué,
d’autres craignaient la réaction de
leurs voisins, ou la colère de Dieu et
se demandaient s’ils iraient en en­
fer pour avoir condamné à tort Mc­
Collum. Tous se souvenaient de lui
au tribunal, silencieux et sans réac­
tion, comme un enfant perdu, brisé,
écrit­elle en 2018, dans le journal
local The News and Observer. Le cas
de Leon et Henry est un avertisse­
ment, montrant avec quelle facilité
des condamnations injustes peu­
vent se produire. » Selon le CDPL,
les analyses biologiques sont irré­
futables pour seulement un tiers
des cent cinquante personnes ac­
tuellement dans le couloir de la
mort en Caroline du Nord.

Leon Brown et Henry McCollum. STEPHANE OIRY

Cette histoire au dénouement
heureux quoique tardif aurait pu
en rester là, mais une forme de
double peine s’est acharnée sur les
deux demi­frères. Leon a multi­
plié les passages en hôpital psy­
chiatrique. Henry, lui, a dû de nou­
veau batailler pour faire valoir ses
droits. Officiellement « pardon­
nés », ils ont perçu chacun
750 000 dollars de compensation
en 2015. Mais ce pécule a attiré
les convoitises : des proches qui
n’avaient pas donné signe de vie
durant leur incarcération se sont
autoproclamés « tuteurs » des
deux hommes, incapables de gé­
rer leurs biens et de naviguer dans
leur nouvelle vie. En quelques
mois, Henry s’est vu spolié de la
majeure partie de sa fortune, au
profit d’une de ses demi­sœurs,
friande de voitures et de bijoux.
Dans le même temps, les avocats
historiques du duo ont été rem­
placés par des inconnus surgis op­
portunément pour régler les ques­
tions financières. L’un d’entre eux,
venu de Floride, est poursuivi par
l’ordre des avocats de Caroline du
Nord pour honoraires excessifs et
fausse déposition devant un tribu­
nal. Au total, il s’est approprié un
tiers du pactole global. Henry et
Leon, qui ont dû faire des em­
prunts à des taux prohibitifs,
contresignés par ce même avocat,
sont désormais sous tutelle.
Ces déboires n’ont apparem­
ment pas ébranlé la foi d’Henry.
Dans une vidéo publiée en janvier
sur sa page Facebook, il demandait
« de toujours mettre Dieu en pre­
mier ». Peu avant sa sortie, inter­
viewé par The News and Observer
derrière des barreaux grillagés en
tenue de prisonnier, il décrivait le
couloir de la mort comme un lieu
de « souffrance, de cauchemar et
de peine », tout en se disant con­
vaincu que « Dieu le sortirait de là ».
Dieu, et peut­être aussi l’ADN...
stéphanie le bars

Prochain épisode L’interminable
traque du « Grêlé »

Les innocents de Red Springs


ADN,  L A  REINE  DES  PREUVES  4  | 6  Accusés d’un viol et d’un meurtre qu’ils n’avaient pas


commis, deux demi­frères ont passé plusieurs décennies dans les prisons de


Caroline du Nord. Une affaire révélatrice des failles du système judiciaire américain


UN ENCHAÎNEMENT 


D’OUBLIS, 


D’INCOMPÉTENCES


ET DE DISSIMULATIONS


A SCELLÉ LE SORT


DES DEUX HOMMES


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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