lemonde090819

(Joyce) #1

VENDREDI 9 AOÛT 2019 | 23


Pour les 75 ans du « Monde », l’ancien conseiller
politique du premier ministre Lionel Jospin
et du président François Hollande raconte
sa relation au journal.

Chez moi, on ne lisait pas « Le Monde ».
Ma mère, qui a élevé sept enfants, n’avait
pas une minute à elle et, de toute façon,
elle ne maîtrisait pas le français. Le seul
journal qui entrait à la maison, c’était Le
Canard enchaîné. Tous les mercredis soir,
mon père, en rentrant du boulot – il était
ouvrier affûteur, c’est­à­dire qu’il affûtait
les lames pour les machines­outils, à
l’usine Citroën de Nanterre –, nous racon­
tait avec délectation un ou deux articles
qu’il avait lus. Un rituel familial, un céré­
monial républicain aussi, car mes parents
étaient des « rojos », des républicains es­
pagnols ayant fui le franquisme pour ga­
gner leur vie en France.
En médecine non plus, on ne lisait pas
Le Monde. Quand j’étais étudiant, au dé­
but des années 1980, pour les affaires de
politique intérieure on se plongeait dans
Le Matin de Paris ou Libération. C’est en
1985, quand je suis entré à Sciences Po,
tout en faisant mon internat de médecine


  • j’étais déjà marié à l’époque, j’avais déjà
    deux fils –, que Le Monde est entré dans
    ma vie. Le Monde, rue Saint­Guillaume,
    c’était une obligation. Pas seulement parce
    que c’était un instrument de travail, avec
    des informations vérifiées, des connais­
    sances solides. Mais parce que c’était la ré­
    férence implicite ou explicite de toutes les
    conversations des étudiants. Un journal
    de surplomb en quelque sorte, pour l’élite.
    Je me suis mis à le lire tous les jours.


Rapport sur le sang contaminé
C’est au Monde que je dois ma première
mission, à ma sortie de l’ENA, et finale­
ment ma première approche de la sphère
politique. A la suite d’un article de Jean­
Yves Nau et Franck Nouchi sur le sang
contaminé et le scandale des transfu­
sions, en avril 1992, l’inspection générale
des affaires sociales (IGAS), que je viens de
rejoindre, me demande, ainsi qu’à deux
autres collègues, d’enquêter sur le sujet.
A l’époque, on avait six mois pour tra­
vailler sur ce genre de mission! Pour le
Mediator, en 2010, on m’a donné six se­
maines! Les temps ont changé, le temps
médiatique a changé. Bref, revenons
en 1992. Au 4 novembre, plus précisé­
ment. Le rapport sur le sang contaminé
est terminé, ses conclusions sont sans ap­
pel : le haut niveau de contamination des
transfusés est lié à la pratique de collecte
de sang dans les prisons, ce qui validait le
papier des deux journalistes du Monde.
C’est un mardi soir, j’ai agrafé méticuleu­
sement toutes les pages du rapport, sa
couverture est orange, et je m’apprête à al­
ler le remettre au ministre de la santé, Ber­
nard Kouchner. Il est 23 h 30 quand j’entre
dans son bureau. Après quelques minutes
d’échange, j’entends le ministre dire à ses
conseillers : « Maintenant, on pourrait
peut­être demander à notre ami de venir. »
Stupéfait, je vois alors entrer dans la
pièce Franck Nouchi. On lui donne le rap­
port et le voilà qui repart le lire et prépa­
rer son papier dans le bureau d’à côté. Ce
sera à la « une » le lendemain. Ce jour­là,
j’ai vraiment compris la puissance du
Monde. Ce fut ma première leçon de
communication politique. La suite de
mon parcours ne ferait que la conforter,
et j’ai tout au long de mes années passées
à Matignon et à l’Elysée noué un lien fort
avec ce titre et ses journalistes. 
propos recueillis par
virginie malingre

Prochain article Mathieu Simonet

« LE  MONDE »  ET  MOI


AQUILINO  MORELLE


« MA PREMIÈRE LEÇON 


DE COMMUNICATION 


POLITIQUE »


En Chine, « on m’avait dit, ils vont te tester »


CORRESPONDANTS  DE  PRESSE  10  | 12  Ne pas s’intéresser de trop près au président Xi Jinping,


tenter de deviner ce que les Chinois ne disent pas... Arrivé à Pékin en 2018,


le journaliste du « Monde » Frédéric Lemaître doit décrypter un protocole complexe


L


a question nous désarçonne.
« Harold, sommes­nous amis
ou presque amis? » Que peut
répondre ce 1er mars 2018 mon
collègue du Monde, Harold Thibault,
venu me présenter à l’attaché de presse
de l’ambassade de Chine à Paris? En
fait, la réponse viendra des Chinois
eux­mêmes. Le Monde, déjà interdit en
Chine en 2014 à cause de la publication
des « ChinaLeaks », doit être à nouveau
« puni ». Nous avons en effet eu
l’audace de révéler, en janvier 2018, que
la Chine ne s’est pas contentée de
financer la construction du siège de
l’Union africaine à Addis­Abeba. Elle a
poussé la générosité jusqu’à y installer
elle­même le matériel informatique.
Avec cette conséquence, pas anodine :
grâce à Huawei, toutes les données par­
tent en catimini d’Ethiopie, la nuit,
vers les serveurs de Shanghaï.
Autre conséquence : je suis interdit de
prendre mon poste de correspondant à
Pékin. Il faudra l’intervention du cabi­
net du premier ministre, Edouard
Philippe, et le blocage par la France de
trois demandes de visas de journalistes
chinois pour qu’après sept mois d’at­
tente Le Monde puisse envoyer, à
l’automne 2018, un nouveau correspon­
dant sur place. Un délai mis à profit
pour tenter de combler mon « inculture
encyclopédique » sur la Chine en exploi­
tant sans vergogne les connaissances
des meilleurs spécialistes français :
Jean­Philippe Béja, Jean­Pierre Cabes­
tan, Mathieu Duchâtel, Alice Ekman,
François Godement, Marie Holzman,
Jean­François Huchet, Geneviève Im­
bot­Bichet, Claude Martin, Sebastian
Veg... ces amoureux (souvent déçus) de
la Chine dont l’apport m’est aujourd’hui
si précieux. Qu’ils en soient remerciés.
La punition prend fin le 27 septem­
bre 2018. C’est officiel : un visa d’un an
m’est accordé (en fait, onze mois et
une semaine). Moins de douze heures
plus tard, un agent immobilier péki­
nois, qui n’avait pas donné signe de vie

depuis mai, se rappelle à mon bon sou­
venir sur WeChat, le réseau social chi­
nois : « Hi Frederic, how are you? Have
you got your visa to China? » « Tu pars
en Chine? C’est formidable. C’est vrai­
ment le poste le plus passionnant dans
les années qui viennent. » Mes collè­
gues n’ont pas besoin de me convain­
cre. Tel est – et demeure – mon avis.
Cela dit, c’est un pays qui passionne
mais qui n’attire pas. Le nombre d’ex­
patriés français, notamment à Pékin,
est en net recul. Pollution, évolution
du régime... Chacun a de bons argu­
ments. Le déménagement n’est qu’une
formalité. Enfin presque. La Chine
n’accepte pas plus de 200 livres (dont
les titres doivent être traduits en chi­
nois) et 100 autres « biens culturels ».
De même, mieux vaut laisser à des pro­
ches mon tableau de Mao, en fait une
photo de son visage sculpté avec des
clous. Les douaniers chinois risquent
de ne pas apprécier. Et il faut attendre
trois mois entre l’enlèvement des
meubles à Paris et leur arrivée à mon
domicile chinois. Mais ne nous plai­
gnons pas, rien ne manque, la douane
n’a même pas, semble­t­il, ouvert les
cartons. Mao aurait pu être du voyage.

DES PRESSIONS CIBLÉES
Sur place, mes collègues m’avaient pré­
venu : « Ils vont te tester. » Les
convocations au ministère des affaires
étrangères pour un article qui n’a pas
plu sont monnaie courante. Un journa­
liste s’est même fait voler, chez lui, ses
ordinateurs par la police après avoir été
en contact avec un opposant. Pour ne
rien dire des obstacles rencontrés par
celles et ceux qui font leur métier – par­
don, qui se livrent à des actes de propa­
gande occidentale – en se rendant au
Xinjiang ou au Tibet.
En fait, à part quelques communica­
tions téléphoniques interrompues à un
moment suspect, il n’en est rien. Le
Monde a même été invité, comme le Fi­
nancial Times, Reuters et quelques
autres médias, à un intéressant voyage
de presse sur la lutte contre la pauvreté
à la frontière avec le Myanmar. Et les re­
lations avec les autorités prennent par­
fois un tour inattendu : « Comment pou­
vons­nous améliorer notre communica­
tion face aux Etats­Unis? », nous de­
mande très sérieusement une porte­
parole du gouvernement après l’échec
des négociations commerciales en mai.
Même les entretiens, souvent boule­
versants, que j’ai pu mener avec des
victimes de la répression, en vue d’arti­
cles sur les trente ans du massacre de

Tiananmen, ne donnent lieu à aucune
pression de la part des autorités.
Mes collègues n’exagèrent­ils pas?
Hélas, non. Il y a notamment un sujet
qu’il vaut mieux ne pas traiter : le prési­
dent Xi Jinping. Liangjiahe, le village de
la région du Shaanxi où il a été « réédu­
qué » durant sept ans pendant la Révo­
lution culturelle, est en passe de deve­
nir le Lourdes communiste. On vient
visiter de toute la Chine ce coin, magni­
fique, des « Terres jaunes » où, jeune
homme, Xi a multiplié les miracles
économiques. Liangjiahe est sans
doute le dernier endroit où il faut se
rendre si l’on cherche le début du com­
mencement d’une information néga­
tive sur Xi Jinping. Pourtant, la visite
tourne rapidement au cauchemar. Des
policiers en civil sont omniprésents. Ils
jugent même nécessaire d’occuper les
chambres mitoyennes aux nôtres.
Etait­ce pour nous mettre dans l’am­
biance que l’hôtelier avait cru bon d’af­
ficher un portrait de Mao mais aussi
un de Staline dans le hall de son établis­
sement? Etrange endroit.
Encore plus étrange, des reportages
que l’on croit faciles se révèlent impos­
sibles à effectuer. Raconter aux lec­
teurs la lutte de la Chine contre la défo­
restation, dans le nord du pays? Impos­
sible : nos interlocuteurs sur place sont
d’accord pour me parler mais n’obtien­
nent pas l’autorisation de l’apparat­
chik local du Parti. Présenter la straté­
gie de la fédération féminine de foot­
ball avant la Coupe du Monde? « Dé­
solé, vos questions sont trop sensibles »,
finit par répondre un porte­parole.
Après une dizaine d’appels, nous n’ob­
tiendrons que des réponses écrites,
aussi passionnantes qu’un terrain de
football à l’intersaison.
Mais là n’est pas la principale frustra­
tion du correspondant – finalement,
une rétention d’information est aussi
une information. La difficulté majeure

de celui qui « couvre » la Chine – un oxy­
more – est de ne jamais pouvoir répon­
dre à la question de base, quel que soit le
sujet : « Qu’en pensent les Chinois? » Tant
en raison de l’immensité du pays que de
la nature du régime politique.
Malgré tous les écueils, les échanges
avec nos interlocuteurs, plutôt ur­
bains et anglophones, font apparaître
une Chine bien éloignée des représen­
tations occidentales. Sur les droits de
l’homme notamment. Ne parlons pas
du Xinjiang : les Chinois ne sont géné­
ralement pas au courant du sort ré­
servé au million de Ouïgours enfer­
més dans des camps, et quand ils le
sont, ma foi... on ne jurerait pas qu’ils
désapprouvent la politique menée.
Même décalage sur l’omniprésence
des caméras de surveillance et le « cré­
dit social » qui effraie tant les Occiden­
taux. Si les Chinois y étaient si hosti­
les, comment expliquer qu’ils accep­
tent comme un seul homme de payer
tout, absolument tout, avec WeChat,
cette application développée par Ten­
cent que chacun sait surveillée et cen­
surée à chaque instant?

LA SURVEILLANCE DES MÈRES
Aussi étrange que cela puisse paraître,
ce n’est pas Big Brother qui insupporte
les Chinois, c’est leur « Big Family », et
notamment leur « Big Mama » A savoir
la pression quotidienne exercée sur les
jeunes urbains par nombre de mères
pour qu’ils se marient, puis qu’ils aient


  • enfin – un enfant. La surveillance per­
    manente exercée par les mêmes mères

  • « comment, tu n’es pas encore cou­
    ché? » – auprès de leurs enfants, même
    trentenaires, est infiniment plus mal
    vécue par les jeunes Chinois que les ca­
    méras de surveillance.
    Conscients de vivre mieux que leurs
    parents et infiniment mieux que leurs
    grands­parents, les citadins chinois
    sont en fait confrontés à deux problè­
    mes : le prix du logement – nombre de
    célibataires n’ont d’autre choix que la
    colocation ; puis, quand ils ont un en­
    fant, le coût de la scolarité. La plupart
    des parents sont convaincus que leur
    fille ou leur fils n’a aucune chance de
    réussir dans la vie s’il n’est pas dans un
    « bon » jardin d’enfants au coût prohibi­
    tif et s’il ne commence pas à apprendre
    l’anglais dès 3 ans. Ce sont ces condi­
    tions de vie concrètes, bien plus que le
    régime politique, qui incitent certains à
    migrer en Occident.
    frédéric lemaître


Prochain article En Italie

YASMINE GATEAU

« COMMENT POUVONS­NOUS 


AMÉLIORER 


NOTRE COMMUNICATION 


FACE AUX ÉTATS­UNIS ? », 


NOUS DEMANDE 


TRÈS SÉRIEUSEMENT 


UNE PORTE­PAROLE 


DU GOUVERNEMENT


DES REPORTAGES QUE L’ON 


CROIT FACILES SE RÉVÈLENT 


IMPOSSIBLES À EFFECTUER. 


COMME PRÉSENTER LA 


STRATÉGIE DE LA FÉDÉRATION 


FÉMININE DE FOOTBALL 


AVANT LA COUPE DU MONDE 


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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