lemonde090819

(Joyce) #1

VENDREDI 9 AOÛT 2019 | 25


« Le Grand Verre »,


une insolite


« mariée »


MYSTÈRES  DE  TOILES  4  | 6  La signification
de certains tableaux continue, longtemps
après leur réalisation, de diviser les experts.
Aujourd’hui, une œuvre de Marcel Duchamp

Peace and Love... et musiciens au bord de la crise de nerfs


LES  50 ANS  DE  WOODSTOCK  4 | 6  Conditions météo déplorables et abus de drogue et d’alcool compliquent les prestations des artistes


A


h, Woodstock! Sa jeu­
nesse pacifique, qui
danse au soleil levant ou
couchant. Son ambiance bon en­
fant, au contact de la nature. Sa
chouette musique, rock, folk, soul,
blues, et toutes ses bonnes vibra­
tions, du vendredi 15 au lundi ma­
tin 18 août 1969, qui ont envahi le
site, près de la commune de
Bethel (Etat de New York)... Voilà
pour l’image « peace and love »
souvent associée au festival.
Si tout cela apparaît dans le film
de Michael Wadleigh, sorti en
mars 1970, d’autres éléments,
dont certains abordés dans ce
long documentaire, ont été bien
plus sombres. Et il est générale­
ment admis qu’il est miraculeux
que le festival ne se soit pas trans­
formé en « désastre à grande
échelle », comme le formulait le
mensuel musical Mojo en
août 2013.

En quelques heures, l’eau et la
nourriture manquent. Les sani­
taires sont en nombre insuffisant


  • quelques dizaines selon le ma­
    gazine Cracked, dans un article de
    septembre 2009. Des milliers de
    festivaliers ont planté leur tente
    sur des terrains agricoles proches,
    dont les récoltes sont perdues. Les
    averses du vendredi ont rendu
    boueux le site prévu pour rece­


voir au mieux 100 000 personnes
et non les 400 000 qui vont y dé­
ferler. Le personnel soignant, une
centaine de personnes, va inter­
venir auprès de 6 000 festivaliers,
principalement pour des cas de
déshydratation, de foulures, de
malaises dus à l’épuisement et de
prises de mauvais acides.
Dans leur ouvrage Woodstock.
3 jours de paix et de musique (La
Martinière, 288 pages, 25 euros),
Mike Evans et Paul Kingsbury
comptabilisent aussi « deux nais­
sances, quatre fausses couches »,
deux morts, l’une « par surdose
d’héroïne » et l’autre, accidentelle,
un homme « écrasé par un trac­
teur » lors du nettoyage du site.
Miracle aussi que la tempête du
dimanche après­midi, qui empire
les choses, n’ait pas fait s’écrouler
les échafaudages pour les projec­
teurs. Et l’isolation électrique
défaillante sur la scène aurait pu

causer de graves accidents si des
musiciens avaient pris des
décharges.
Les retards se sont accumulés
en raison des embouteillages, de
la pluie, du non­fonctionnement
de la scène circulaire montée sur
roues qui devait permettre d’ins­
taller le matériel d’un groupe
pendant qu’un autre jouait. Mu­
siciennes et musiciens s’en­
nuient, se défoncent trop, boi­
vent trop. Ce qui donnera quel­
ques prestations piteuses, en
particulier pour les vedettes.

« On a joué comme des cons »
« Le pire concert qu’on ait fait »,
déclarera Mickey Hart, du Grate­
ful Dead. « On n’avait pas notre
sono, (...) on ne maîtrisait rien, le
concert était affreux », estime
Rick Danko, de The Band. Cree­
dence Clearwater Revival, en
pleine nuit, et Jefferson Airplane,

au matin, jouent devant des mas­
ses endormies.
Avec Pete Townshend, le guita­
riste de The Who, la charge est fé­
roce : « Tous ces hippies qui
glandaient en se disant que le
monde allait changer à partir de ce
jour­là... » Durant le mauvais con­
cert du groupe – qui circule inté­
gralement sur YouTube –, il vire
violemment de la scène le mili­
tant politique Abbie Hoffman,
venu protester contre l’emprison­
nement récent de John Sinclair,
membre des White Panthers. Et
ajoute : « Le prochain enfoiré qui se
pointe sur la scène, je le descends! »
Pas mieux pour Neil Young, qui
considère que le concert avec
Crosby, Stills et Nash était « de la
merde. On a joué comme des
cons », et qui a refusé d’être filmé.
« Si l’un de vous vient me faire chier
trop près, je lui file un coup de gui­
tare dans la gueule. »

Pendant ce temps, en coulisses,
ça discute argent. Les organisa­
teurs, qui ont investi 500 000 dol­
lars pour démarrer le festival au
début de l’année 1969, ont déjà
des pertes équivalentes lorsque
montent les premières notes.
Seuls à ne pas planer à mille mè­
tres, les manageurs renégocient
les cachets de leurs artistes, les
droits à l’image, exigent d’être
payés immédiatement en liquide.
A l’issue du festival, les dépen­
ses sont de près de 3 millions de
dollars, couvertes à moitié par la
billetterie. La dette de Woodstock
Ventures, la structure organisa­
trice, s’élève à 1,3 million de dol­
lars et mettra plusieurs années à
être remboursée.
sylvain siclier

Prochain article Avec Sha Na Na
et Hendrix, un final au lever
du soleil

A


u panthéon des objets
d’art insondables, Le
Grand Verre, de Marcel
Duchamp (1887­1968),
occupe une place de choix. Créa­
tion au long cours réalisée pour
l’essentiel à New York de 1915 à
1923 et « définitivement inache­
vée » cette année­là, selon son
auteur, bien qu’il fût amené à y in­
tervenir plus tardivement, elle a
enfanté une pléthore d’exégètes.
Parmi ceux­là, l’artiste lui­même,
dont on peut supposer qu’en dépit
de la production savamment
broussailleuse de notes autour
d’elle – contenues notamment
dans La Boîte verte (1934) – il ait
souhaité que son œuvre puisse
disposer de sa propre autonomie
de sens.
La Mariée mise à nu par ses céli­
bataires, même (titre intégral du
Grand Verre) trône à l’endroit où
Duchamp l’avait voulue : au cen­
tre des salles du Musée de Phila­
delphie (Pennsylvanie) qui pré­
sentent depuis 1954 la collection
de Louise et Walter Arensberg, la
plus importante au monde à lui
être consacrée. Mécène, logeur et
ami, le couple a offert une visibi­
lité incomparable au plus améri­
cain des artistes français (né à
Blainville­Crevon, dans la Seine­
Maritime). Depuis, quatre répli­
ques de l’œuvre ont été réalisées
par d’autres.
Pour les historiens de l’art, Le
Grand Verre, cousine verticale de
son installation posthume Etant
donnés, est sa pièce maîtresse.
Le Grand Verre illustre la vo­
lonté de Duchamp de déréguler
les modalités du contrat artisti­
que : le primat de son caractère
esthétique, « rétinien », qu’il ab­
horrait, cède la place aux idées,
aux pensées buissonnières qui
président à la conception de

l’œuvre. Le spectateur a le beau
rôle (« Ce sont les regardeurs qui
font le tableau », disait­il), qui fi­
nalise à sa guise les contours du
ou des sens qu’il lui accorde. Cette
approche, façonnée avec ses fa­
meux ready­mades, fera de ce
champion du « laisser, laisser
faire » une figure dominante de
l’art du XXe siècle, maître étalon
des créations conceptuelles appa­
rues dans les années 1960.
Le Grand Verre est un objet d’art
singulier. Constitué de deux pla­
ques de verre transparentes et su­
perposées, il est de dimension im­
posante (2,77 m de haut et 1,77 m
de large), l’ensemble étant inscrit
dans un cadre en métal. Selon
l’ancienne directrice du Musée de
Philadelphie, Anne d’Harnon­
court, l’œuvre a été conçue à par­
tir de « procédures aléatoires,
d’études de perspectives soigneuse­
ment élaborées et d’un travail arti­
sanal laborieux ».

« Trois pistons de courant d’air »
La liste des composants est hété­
roclite : verre, huile, feuille et fil de
plomb, poussière, feuille d’alumi­
nium, étain, bois et acier. Comme
formulé par l’auteur figurent,
dans la partie haute, la « mariée »,
la « voie lactée » et ses « trois pis­
tons de courant d’air » ; dans la par­
tie inférieure, les « neuf moules
mâlic » (les « célibataires » repré­
sentés par un cuirassier, un gen­
darme, un larbin, un livreur, un
chasseur, un prêtre, un croque­
mort, un policier et un chef de
gare), la « broyeuse de chocolat »,
une « glissière » et les « témoins
oculistes »... Entre tous opère une
mystérieuse mécanique des flui­
des, avec l’érotisme comme « l’un
des grands rouages ».
A Paris, les travaux préparatoires
du Grand Verre débutent dès 1913­


  1. Installé à New York en 1915,
    Duchamp s’attaque à son futur
    grand œuvre. Les Arensberg lui
    paient son loyer en échange de la
    propriété du projet, premier
    « work in progress » de l’histoire. Il
    laisse la poussière s’accumuler sur
    l’installation ; son ami Man Ray
    s’applique à la photographier.
    En 1923, il abandonne sa « ma­
    riée », vendue à Katherine Dreier.
    Trois ans plus tard, elle est pour la
    première fois exposée au Broo­
    klyn Museum, puis, en 1927, est
    entreposée dans un garde­meuble
    où elle se brise. L’artiste la répare
    durant l’été 1936, recollant minu­
    tieusement les débris.
    Dans un entretien avec le criti­
    que d’art Robert Lebel en 1959, Du­
    champ explique que cette « ma­
    riée » viendrait d’une attraction de
    foire, dite du « Chamboultout »,
    consistant à déshabiller à coups de
    projectiles une représentation de
    femme en robe de mariée. Plus
    tard, il évoquera l’influence d’Im­
    pressions d’Afrique, paru en 1909,
    de Raymond Roussel. Et, en tant
    que lecteur assidu du mathémati­
    cien Henri Poincaré, il s’intéresse
    aussi à la notion de quatrième di­
    mension, non euclidienne, dont
    se nourrirait l’œuvre.


D’autres évoquent une détermi­
nation « talioniste ». Tandis
qu’en 1912 son Nu descendant un
escalier est rejeté à Paris, une
deuxième version, l’année sui­
vante, fait de Duchamp un héros
de l’art en Amérique. Selon une
même stratégie de « refus pre­
mier/succès différé », Le Grand
Verre retournerait à son profit le
rejet en 1917 de Fountain, un sim­
ple urinoir, lors de l’exposition
inaugurale de la Society of Inde­
pendent Artists à New York.
Le poète et photographe Jean Su­
quet, qui fut très proche de l’ar­
tiste et de son travail, souligne
combien « la mise à nu, selon le
vœu de Duchamp, peut (...) être lue
comme un poème. Qui fait rimer
l’épanouissement de la Mariée avec
l’éblouissement des célibataires ».
Tandis qu’André Breton parle, lui,
d’une « spéculation foncièrement
asentimentale ». Le Grand Verre est
pour l’écrivain, qui considérait
l’artiste comme l’homme le plus
intelligent du XXe siècle, « une in­
terprétation mécaniste, cynique,
du phénomène amoureux ».
Cette lecture n’est pas la moins
pertinente. La question mécani­
que, de la vitesse, est au centre de
sa production depuis son Nu des­

cendant l’escalier. Cette peinture
est une première tentative de res­
tituer le temps par la décomposi­
tion du mouvement à la manière
des futuristes, plutôt que l’espace
par la fragmentation des points de
vue chère aux cubistes.
Correspondant américain de
l’Oulipo en 1962, Duchamp aime
jouer avec le langage. Grand utili­
sateur des mots à condition qu’ils
soient « déformés par leur sens », Le
Grand Verre n’échappe pas à cette
« horreur du mot » qui communi­
que. La dimension verbale du titre,
qui a précédé l’œuvre, compte
autant que ce qui est à voir. Dans
un entretien avec Georges Char­
bonnier en 1961, Duchamp insiste
sur sa volonté d’indécision dans le
choix de certains termes : le pos­
sessif « ses » ou l’adverbe « même »
au singulier.
Résultat : quand bien même Le
Grand Verre est pour chacun truffé
d’indices, leur combinaison ré­
siste à toute interprétation glo­
bale. C’est ce qui fait d’une œuvre
ouverte sa force, son inestimable
pérennité.
jean­jacques larrochelle

Prochain article « La Ronde
de nuit », de Rembrandt

LA LISTE DES 


COMPOSANTS 


EST HÉTÉROCLITE : 


VERRE, HUILE, 


FEUILLE ET FIL


 DE PLOMB, POUSSIÈRE, 


FEUILLE D’ALUMINIUM, 


ÉTAIN, BOIS ET ACIER


LES AVERSES DU 


VENDREDI ONT RENDU 


BOUEUX LE SITE PRÉVU 


POUR RECEVOIR AU MIEUX 


100 000 PERSONNES 


ET NON LES 400 000 


QUI VONT Y DÉFERLER


Marcel Duchamp, en 1965, devant son œuvre « Le Grand Verre ». MARK KAUFFMAN/THE LIFE IMAGES COLLECTION

L’ÉTÉ DES SÉRIES

Free download pdf