VENDREDI 9 AOÛT 2019 idées| 27
Herman J. Cohen Art
africain : restituer, mais
aussi construire l’avenir
Pour l’exministre américain des affaires africaines,
si l’Occident doit assumer son rôle quant au passé
colonial, notamment au pillage, il s’agit maintenant
de soutenir les institutions et les musées en Afrique
E
n novembre 2018, le président Em
manuel Macron a ordonné la resti
tution au Bénin, sans tarder, de dix
œuvres d’art qui se trouvent actuel
lement au prestigieux Musée du quai
Branly, à Paris. Le président Macron avait
déjà appelé à un examen approfondi de la
présence de l’art africain dans les musées
occidentaux, déclarant devant un groupe
d’étudiants burkinabés, en novembre 2017,
que le « patrimoine africain ne peut pas
être que dans les collections privées et les
musées européens ».
Bien qu’Emmanuel Macron soit le seul
dirigeant occidental à exprimer ce senti
ment, ses propos reflètent un large con
sensus présent parmi les intellectuels
africains. Certains objets d’art africain en
Occident ont été vendus par des mar
chands africains disposés à les céder à
l’époque postcoloniale. Une grande partie
de ce qui est exposé dans les collections
occidentales a été expropriée à l’origine
comme butin colonial, et de plus en plus
de connaisseurs spécialisés réclament le
retour de ces antiquités. Certains insis
tent même pour que la totalité de l’art
africain soit immédiatement rendue aux
musées africains, quelles que soit les con
ditions de l’acquisition. Jusqu’à présent, la
réaction des musées, des médias et des di
rigeants politiques occidentaux montre
peu d’enthousiasme.
La volonté de rendre des objets d’art afri
cain actuellement exposés sur d’autres
continents est la preuve d’un réflexe sain.
Pour des raisons à la fois morales et sym
boliques, il ne convient pas, pour le bien de
l’art traditionnel africain, qu’une grande
partie de cet art soit conservée hors du
continent africain. Cependant, rendre cha
que objet expatrié dès demain serait irres
ponsable. Néanmoins, les institutions
d’art occidentales et les gouvernements
peuvent faire davantage pour assurer que
l’art africain soit conservé et exposé en
Afrique pour les générations à venir.
Depuis les indépendances, les gouverne
ments africains, dont les budgets limités
privilégient le développement économi
que, les investissements, la santé, la sécu
rité ou encore l’éducation, ont eu du mal à
créer des musées modernes. Bien triste
ment, de nombreux trésors inestimables
de l’art africain qui sont restés sur le conti
nent n’ont pas survécu. Les objets taillés
dans le bois, par exemple, se détériorent
rapidement sous l’effet de la chaleur et de
l’humidité d’un climat tropical. Les problè
mes de sécurité et de préservation sont
énormes. Les musées pillés et détruits par
les militants de l’organisation Etat islami
que en Irak et en Syrie et les centaines
d’années d’histoire perdues lors de l’incen
die du Musée national du Brésil en 2018
nous servent de mise en garde.
Il convient également de tenir compte
des avantages de l’introduction de l’art
africain auprès du public occidental. La
beauté raffinée et la signification de l’art
africain nous aident à apprécier la ri
chesse culturelle de terres qui peuvent
nous sembler lointaines, voire inaccessi
bles. Ce genre d’échange est l’un des pi
liersclés permettant de tisser un lien plus
proche et amical entre l’Afrique et l’Occi
dent à l’époque postcoloniale. L’établisse
ment de l’aide et des liens avec l’Afrique
demande une compréhension mutuelle
entre les Africains et les Occidentaux, et
tous les peuples du monde qui parlent le
langage de l’art et de la beauté.
Financement et assistance
La solution responsable n’est pas la simple
restitution dès demain, par les musées
européens, américains et canadiens, de
toutes leurs collections africaines. Ces mu
sées devraient commencer par soutenir
l’art africain et les institutions d’art africai
nes par le biais de relations de jumelage
avec des musées et des agences culturelles
africains. Cependant, il ne faut pas que
cette association jumelée ne le soit que de
nom. Elle doit être accompagnée d’un sou
tien technique et financier important. Là
où ces institutions n’existent pas encore,
les bailleurs de fonds, les musées et les
gouvernements occidentaux ont les
moyens de fournir le financement et l’as
sistance nécessaires à leur création.
Une fois les conditions adéquates réu
nies, les musées africains pourraient prêter
les œuvres aux collections occidentales, et
vice versa. Cette relation ne doit pas néces
sairement se limiter aux pièces africaines.
Tout comme un jeune étudiant peut
s’émerveiller devant une statue africaine
prêtée au Metropolitan Museum of Art de
New York, son homologue à Nairobi pour
rait au même moment admirer un tableau
de Jackson Pollock ou de Georgia O’Keeffe.
Les gouvernements et les institutions
occidentaux devraient naturellement as
sumer leur rôle dans le passé colonial, no
tamment au sujet du pillage. Cependant,
le processus de mise en place doit être lié
à la réflexion sur le type d’avenir que
nous souhaitons construire ensemble. Un
modèle dans lequel des musées africains
bien établis mettraient en valeur et pré
serveraient le patrimoine et les arts afri
cains du monde entier au profit des Afri
cains, en tant que membres à part entière
de la communauté artistique internatio
nale. En fin de compte, ce serait là la
meilleure forme de justice pour remédier
aux méfaits du passé.
Herman J. Cohen fut un ancien
vice-ministre américain pour
les affaires africaines (1989-1993)
Paul Jorion Le jour où Agatha Christie
disparut... et attendit qu’on la retrouve
En décembre 1926, en Angleterre, l’auteure de romans
policiers disparaît pendant onze jours. L’anthropologue
revient sur ce mystère et propose son interprétation :
un plan diabolique ourdi par la reine de l’intrigue
L
e 4 décembre 1926, Agatha Christie,
fille de Frederick Miller, riche agent
de change newyorkais, épouse du
colonel Archibald Christie, auteure
déjà célèbre de romans policiers âgée de
36 ans, disparut pendant onze jours de
son domicile à Sunningdale, dans le
Berkshire, région située au sudouest de
Londres. Quand elle réapparut, le 14 dé
cembre, dans le Yorkshire, à plusieurs
centaines de kilomètres de l’endroit où
on avait retrouvé sa voiture, il fut ques
tion d’amnésie : la malheureuse ne se
souvenait de rien, et ignorait en parti
culier pourquoi elle s’était enregistrée
dans l’hôtel où elle était descendue sous
le nom de Teresa Neele. L’interrogation
demeure aujourd’hui : comment expli
quer ces onze jours d’absence?
De nombreux ouvrages ont été consa
crés à cette mystérieuse disparition, et
plusieurs romans ont pris l’intrigue pour
prétexte. Un épisode de la série de scien
cefiction britannique drolatique Dr. Who
(2008) suggéra qu’Agatha Christie avait
été enlevée par des extraterrestres. Le scé
nario du téléfilm Agatha and the Truth of
Murder (2018) laisse entendre qu’elle avait
enquêté secrètement aux côtés de Scot
land Yard durant ces onze jours, mettant
sa perspicacité au service de la police
pour l’aider à élucider un meurtre.
Le seul semblant d’explication, très in
complet, que la romancière offrit jamais,
est contenu dans un entretien au Daily
Mail en 1928. Elle y déclara qu’alors
qu’elle roulait le long d’une carrière,
l’aprèsmidi du 3 décembre 1926, « la pen
sée [lui] vint de [s]’y précipiter ». Elle
ajouta : « Ma fille étant à mes côtés dans la
voiture, j’en ai écarté aussitôt la pensée.
Mais pendant la nuit, je me suis sentie
affreusement malheureuse. Je n’en pou
vais plus. J’ai quitté la maison dans un état
d’extrême tension nerveuse, imaginant un
acte désespéré... Au moment où j’ai atteint
l’endroit où il me semblait que se trouvait
la carrière, j’ai fait quitter la route à la voi
ture, dévalant la colline en sa direction. J’ai
lâché le volant et laissé le véhicule pour
suivre sa course. La voiture a heurté quel
que chose, il y a eu un soubresaut, puis elle
s’est arrêtée. J’ai été projetée contre le vo
lant et ma tête a heurté quelque chose.
Jusqu’à cet instant j’étais Mme Christie. »
La dernière phrase est bien sûr ambi
guë. Elle peut signifier que le choc avait
provoqué une amnésie, précédée, dans
ce cas, d’une excellente mémoire de ce
qui s’était passé juste avant ; elle peut
aussi être l’aveu d’une décision soudaine
de changer d’identité. Quoi qu’il en soit,
la romancière se retrouva le lendemain à
370 km du lieu de l’accident, ayant dans
sa valise, entre autres, une robe de bal.
Venant d’elle, on n’en saurait jamais plus.
En fait, la chronologie des événements,
telle que la rapporte la journaliste Tina
Jordan dans un article du New York Times
en date du 11 juin, « When the World’s
Most Famous Mystery Writer Vanished »,
accompagné de nombreuses coupures
de journaux d’époque, permet de recons
tituer la suite des événements.
Voici mon hypothèse : ayant appris l’in
fidélité de son époux (et l’on sait
aujourd’hui qu’au moment où elle quitte
son domicile, son mari est parti rejoin
dre sa maîtresse, Nancy Neele), Agatha
Christie met au point un plan diaboli
que, à l’image de ses romans : elle va
« disparaître », s’enregistrer dans un hô
tel sous le nom de la maîtresse de son
époux, puis faire en sorte qu’il soit tout
de même extrêmement aisé de la retrou
ver en envoyant, dès son arrivée, une let
tre à son beaufrère – le frère de son mari
–, expliquant qu’elle s’est retirée « dans
une station thermale du Yorkshire ». Elle
sera sans aucun doute bientôt recher
chée, découverte, et son mari infidèle
sera humilié, le nom de sa maîtresse
s’étalant à la « une » des journaux.
Las! Rien ne se passe comme prévu. On
la laisse poireauter et elle finit par se las
ser, probablement à court de liquidités.
Elle réapparaît donc, prétendument am
nésique, au « hydro » de Harrogate (le
Swan Hydropathic Hotel), le meilleur
hôtel de la station thermale la plus hup
pée du Yorkshire, reconnue, selon la lé
gende, par un joueur de banjo physiono
miste, membre de l’orchestre de l’hôtel.
Mais pourquoi ne l’aton pas retrou
vée malgré l’aisance avec laquelle il
aurait été possible de le faire? L’explica
tion la plus vraisemblable est que
Scotland Yard a délibérément cherché
midi à quatorze heures par considéra
tion envers le colonel Christie, person
nalité très en vue, un militaire monté en
grade durant la guerre de 19141918 et
ayant préparé et promu l’exposition de
l’Empire britannique de 1924 et 1925 à
Londres par des voyages en Afrique du
Sud, en Australie, en NouvelleZélande
et au Canada.
Une actualité récente permet d’étayer
une hypothèse de ce genre. Le 21 juin, la
police britannique a d’abord nié être
intervenue au domicile de Boris
Johnson, actuel premier ministre du
RoyaumeUni, et de sa compagne, Carrie
Symonds, après que des voisins s’étaient
inquiétés d’un tapage suggérant des
violences conjugales. Scotland Yard n’a
reconnu son intervention que devant
l’évidence des faits. La discrétion dont la
police entoure les frasques de personna
lités est toujours de mise, au Royaume
Uni comme ailleurs.
Quels arguments en faveur d’un Scot
land Yard s’emmêlant délibérément les
pinceaux? L’information selon laquelle le
beaufrère d’Agatha Christie avait reçu
d’elle, le 7 décembre, une lettre faisant
mention d’un séjour « dans une station
thermale du Yorkshire pour se reposer et
suivre un traitement » a disparu dans la
presse. Trois jours plus tard, celleci men
tionne deux lettres brûlées : l’une adres
sée au mari, l’autre au beaufrère et dont
on a soudain oublié le contenu. Il sera
même spécifié le lendemain, 11 décembre,
en contradiction avec l’information du 7,
que la lettre ne contenait « aucune indica
tion quant à ses déplacements ».
Une zone d’ombre de 370 km
Certains dans la presse se souviendront
opportunément, au moment de la réap
parition d’Agatha Christie, de la mention
d’une station thermale du Yorkshire dans
la lettre au beaufrère, et se gausseront de
la police qui avait organisé le 9 décembre,
et à nouveau le 11, des battues motorisées
spectaculaires avec meutes entières de
chiens de diverses races (« y compris des
bâtards ») et le renfort d’un foxterrier ap
partenant à la romancière ellemême, et
guidé par son maître : le mari éperdu.
Conan Doyle, ignorant les techniques
pourtant éprouvées de son héros Sher
lock Holmes, mais très sensible au sur
naturel et convaincu en particulier de
l’existence des fées, consulta un mé
dium à qui il avait transmis sans autre
précision un gant de sa consœur. Ce
luici entendit aussitôt le nom d’« Aga
tha », ajoutant que la personne en ques
tion était à la fois dans un état de confu
sion mentale et en pleine possession de
ses facultés. Les battues se déroulèrent
dans un rayon de 3 km depuis le lieu où
la romancière avait abandonné son vé
hicule, soit à 22 km de son domicile et à
370 km, par la route, de Harrogate, l’en
droit où elle se trouvait effectivement,
et qu’elle n’avait qu’à peine cherché à
dissimuler. La seule zone d’ombre porte
sur ce long trajet entre le lieu où sa voi
ture fut retrouvée abandonnée et le
hydro à Harrogate. Se débrouillatelle
par ses propres moyens ou bénéficiat
elle d’une aide? – auquel cas le beau
frère si bien informé pouvait constituer
le suspect numéro un. Dernière chose :
peuton imaginer sérieusement que la
romancière ait été amnésique durant
les onze jours de sa disparition, ce qui
infirmerait ma version des faits?
La psychiatrie admet l’existence d’une
pathologie appelée « fugue dissociative »,
dans laquelle une personne amnésique
erre ici et là, s’étant forgé une nouvelle
identité faute de garder souvenir de la
sienne. La catégorie est contestée pour
plusieurs raisons, la première étant que
le diagnostic n’est jamais prononcé
qu’après coup, la seconde, que la gué
rison est en général étonnamment ra
pide, la troisième, enfin, que dans de très
nombreux cas l’amnésie se révèle avoir
été feinte pour des raisons pécuniaires
ou d’ordre judiciaire.
Dans le cas d’Agatha Christie, l’amnésie
et la confusion mentale au début de la
fugue sont à exclure puisque, aussitôt
parvenue à destination, la romancière
avait adressé une lettre à son beaufrère,
lui indiquant de manière imprécise
mais dépourvue d’ambiguïté où elle se
trouvait : dans « une station thermale du
Yorkshire ». Lorsque son mari vint la re
chercher à l’hôtel où elle était restée, elle
se fit attendre, avant de venir le rejoin
dre en robe de soirée. Un cas d’amnésie
ou d’ironie mordante?
Agatha Christie s’imaginait être la reine
de l’énigme policière et pensait avoir mis
en scène la vengeance suprême. Elle
n’avait pas imaginé que la complicité
bienveillante de la police britannique en
vers les élites prendrait le pas sur sa pro
pre ingéniosité – quitte pour Scotland
Yard à y perdre quelques plumes en ma
tière de réputation. Peu cher payé sans
doute pour assurer la paix des ménages,
et au passage celle de la nation tout en
tière. Agatha demandera le divorce le
16 mars 1928. Archibald Christie épou
sera Nancy Neele peu de temps plus tard.
Avonsnous levé le secret de la dispari
tion? Reconnaissons que des indices ne
sont pas des preuves – et c’est tant mieux
car nous adorons le mystère.
Paul Jorion est anthropologue et
économiste, professeur à l’Université
catholique de Lille. Auteur de nom-
breux essais d’économie publiés chez
Fayard, il a signé au printemps un
roman inspiré de sa vie, « Mes vacances
à Morro Bay » (Fayard, 144 p., 16 euros)
LA ROMANCIÈRE
N’AVAIT PAS IMAGINÉ
QUE LA COMPLICITÉ
BIENVEILLANTE
DE LA POLICE ENVERS
LES ÉLITES PRENDRAIT
LE PAS SUR SA PROPRE
INGÉNIOSITÉ
DE NOMBREUX
TRÉSORS QUI
SONT RESTÉS
SUR LE CONTINENT
AFRICAIN N’ONT
PAS SURVÉCU