Trax N°223 – Été 2019

(C. Jardin) #1

40 PAUSE


Il est bientôt 21 heures et la nuit tombe lentement sur le XIIIe
arrondissement de Paris. Au pied de la Bibliothèque nationale
de France, des petits groupes de fêtards déjà tout excités à l’idée
de la soirée qui les attend s’engouffrent sur le quai de Seine.
Direction la péniche du Petit Bain. En ce printemps pluvieux,
une petite foule fait déjà la queue devant la billetterie où une fille
blonde aux cheveux ondulés s’occupe de les accueillir. « Vous
connaissez le concept de la soirée? », s’écrit-elle à chaque
fois que quelqu’un vient se faire tamponner le poignet.
Inquisitrice et amusée, elle s’assure que chaque visiteur est averti
de ce qui l’attend à l’intérieur. Pourquoi? Parce que ce soir,
le magazine Manifesto XXI fête ses cinq ans, et Costanza Spina,
la rédactrice en chef, sait qu’elle va attirer un public LGBTQI*
marginalisé le jour. Elle souhaite donc faire de leur nuit un refuge
à l’abri des agressions, un terrain de bienveillance, un safe space".


Beaucoup de définitions planent autour de ce concept de « »,
aussi vaste que décrié. Geneviève Pagé, directrice du département
de science politique de l’UQAM à Montréal, le définit ainsi :
« Virtuels, physiques, voire temporaires, les safe spaces sont
des espaces de communication exempts d’oppresseurs ». Pour
Costanza Spina, c’est « un espace où l’identité de chacun,
véhiculée par le corps, est respectée. Un lieu où le paramètre
physique est à la fois exalté dans sa diversité et éludé dans
l’approche de l’autre. » Dans le milieu de la nuit, cela se traduirait
par un club, un local, où toute interaction corporelle se ferait
dans le respect de l’intimité et de sa zone de bien-être.


Un concept vieux de 50 ans...


Aussi appelé « zone neutre » ou « espace positif », le  trouve
son origine aux États-Unis, à l’époque où Malcom X défend
le Black Power contre la ségrégation raciale. Pendant l’été 1967,
de nombreux ghettos de grandes villes s’embrasent à travers
le pays. En juillet, à Newark dans le New Jersey, les émeutes
font 26 morts. Presque au même moment, Detroit brûle
pendant six jours et 43 personnes décèdent. Dans la foulée,
la ville du Michigan interdit aux Noirs de nombreux emplois
et l’accès au logement dans certains quartiers résidentiels. Cela
ne règle évidemment pas le problème. Entre 1965 et 1968, plus
de 250 Afro-Américains périssent dans des émeutes et près
de 8000 d’entre eux sont blessés. Cela devient une routine :
les jeunes Noirs se mettent à courir à la vue de la moindre voiture
de police et risquent leur vie dans des courses poursuites. Bien
trop souvent, cela finit en meurtres maquillés. La rue n’étant
pas un espace sûr, les membres de la communauté afro-
américaine ressentent le besoin de se retrouver entre eux, loin
des accrochages avec cette police blanche et ségrégationniste.
C’est ainsi, dans une démarche d’empowerment, que la notion de
safe space est pour la première fois évoquée aux États-Unis.

À la même époque, les clubs gays sont déjà des laboratoires
pour désapprendre la haine et bannir l’intolérance.
En constante recherche de bienveillance, les personnes
harcelées, insultées et agressées le jour cherchent un abri pour
profiter sereinement de leurs nuits. Ce n’est pas un hasard
si la première discothèque gay, après Manwall à Manhattan,
se nomme Sanctuary, si l’un des plus emblématiques
dancefloors londoniens s’appelle Heaven, ou si le club LGBT
le plus fréquenté de San Francisco est baptisé Oasis.
Pour beaucoup de ces gens qui n’ont jamais connu
une vie familiale, scolaire ou professionnelle vraiment sûre
et heureuse, ces lieux sont comme des refuges sacrés. Mais
c’est en 1969, dans la nuit du 28 juin, qu’un événement
accélère le processus de safeness à New York. Ce soir-là, une
descente de police dans un célèbre club gay de Greenwich
Village, le Stonewall Inn, déclenche une vague de contestation.
« Le fascisme en uniforme bleu doit cesser! », « Battons-nous pour
Stonewall, cessons l’oppression contre les gays! », peut-on lire
sur les pancartes brandies lors des manifestations qui suivront.
Les revendications des émeutes de Stonewall s’étendront
dans le monde entier et marqueront l’histoire au fer rouge,
dans le chapitre des mobilisations collectives LGBTQI.

« Le concept de safe


space ne doit pas être


limité à des oasis


de paix éphémères »


Costanza Spina,


rédactrice en chef


du magazine Manifesto XXI 

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