Trax N°223 – Été 2019

(C. Jardin) #1

42 PAUSE


« L’importance actuelle de la notion de safe space dans
les universités américaines hérite de la volonté d’exclure
d’emblée des comportements, des idées et des discours »,
complète-t-il. Définir des espaces excluant certaines personnes
pour ne pas en blesser d’autres serait une manière arbitraire
de rendre inclusif un lieu donné. « De même, poursuit
le philosophe, empêcher par défaut quelqu’un de se rendre
à un festival de techno n’est pas la même chose que de l’empêcher
de s’exprimer dans une université... Mais, justement, mettre
en avant un safe space dans une boîte ou un campus revient
à déclarer que le reste est unsafe et dangereux. » Les safe spaces
dits « contemporains » prendraient leurs racines despotiques
dans la paranoïa, la séparation physique dans les espaces
publics et la prohibition des paroles qui dérangent. Mais
les conclusions de Laurent Dubreuil nuancent ces tendances :
« L’identitarisme contemporain est une solution certes
réactionnaire et despotique, mais fait face à des processus
d’oppression réels. Il faut nous libérer de la domination
en annulant les catégories qu’elle utilise pour nous inféoder
et en critiquant la logique de séparation qu’elles engendrent. »

Panser les plaies


Cette année, Coachella a mandaté Woman., une agence
événementielle californienne fondée et gérée par des femmes,
pour créer un  au sein du festival. Avec Soteria, le nom de cette
zone neutre qui rassemble toilettes mixtes, tentes d’accueil,
et « conseillers spécialisés », l’un des plus grands rendez-vous
musicaux du monde s’attaque à un problème régulièrement
pointé du doigt par les organisateurs de soirées inclusives tels
que Costanza, Isabelle ou Giovanni : le nombre de festivaliers.
S’il est déjà difficile de garantir la sécurité d’un club fermé,
comment éviter le harcèlement sexuel et les discriminations dans
un événement accueillant quelque 200 000 festivaliers en plein
désert? Parce que rien n’arrive par hasard, ce projet inclusif
porté par Coachella fait suite aux révélations de la journaliste
Vera Papisova dans le magazine Teen Vogue, en 2018. Dans
son article, elle dévoilait que parmi les 54 femmes interviewées
pendant le festival, toutes avaient été victimes de harcèlement
sexuel. Les promoteurs du festival ont fait face à un dilemme :
ignorer ce bad buzz ou faire partie de la grande vague féministe.
Marketing ou non, l’idée qu’un festival, initialement à des années-
lumière de la nuit underground queer, aborde la notion
de safe space est un signe positif d’ouverture. « Il faut sortir
de ces polémiques qui disent que les safe spaces seraient réservés
au milieu queer, insiste Costanza. Dernièrement, il y a eu pas mal
d’accrochages à ce sujet et je trouve cela dommage.

« Lors de nos évènements, on est tous sobres et on fait tourner
les rôles : quand certains surveillent la salle, d’autres restent
à l’entrée ou vérifient les toilettes. Nos portables sont allumés
et on répond directement si on nous appelle. Dès qu’il
y a une difficulté, on est là pour recadrer ou virer la personne
problématique. » « Moi je veux quand même que tout le monde
s’amuse, insiste Isabelle. C’est sûr que l’on va être un peu plus
derrière certains, mais sans méchanceté, tout en étant bienveillant.
Et je pense que ça fonctionne, parce qu’en sept ans d’existence,
on n’a jamais eu de bagarres ni de problèmes d’attouchement. »


Mais « recadrer » un homme ivre qui devient insultant juste
parce qu’une femme a refusé de parler avec lui peut vite devenir
dangereux. Le club n’étant pas un endroit propice à la pédagogie,
comment conjuguer éducation du public et bonnes vibes? Depuis
plus d’un an, les bénévoles de Consentis arpentent les boîtes
et festivals de la capitale pour délier les langues. Les yeux rivés
sur le dancefloor, ils agissent en groupe, reconnaissables à leurs
t-shirts floqués d’un logo violet. Mathilde est l’une des fondatrices
de l’association. Pour elle, « il n’existe pas de safe space
car il est impossible de garantir une sécurité totale aux visiteurs. »
Mais leur travail de sensibilisation auprès des gérants de clubs
et du public est nécessaire pour que, comme le pense Isabelle,
chacun soit garant de la création d’un safe space. « Les gens sont
majoritairement d’accord avec nous. Cependant, lorsque nous
continuons la conversation avec des exemples concrets, il nous
est très souvent nécessaire de refaire un point sur les définitions
suivantes : agression sexuelle, harcèlement sexuel, culture du viol,
sexisme, LGBTQIphobie et consentement. Et nous sommes
là pour ça ! » Pour le plus grand plaisir de Mathilde, la grande
majorité des fêtards accueillent leurs actions avec bienveillance
et curiosité. Mais il arrive qu’elle doive redoubler d’efforts pour
rester pédagogue : « C’est difficile de garder son calme lorsqu’on
entend : « Une main aux fesses, ça va ». Non, ça ne va pas.
Une main aux fesses non consentie, c’est une agression sexuelle. » 


Un despote inclusif?


Tout le monde ne semble pourtant pas concevoir les s comme
un lieu d’amour et de tolérance. Hors des clubs, certains
y voient même la volonté d’instaurer un « totalitarisme inclusif ».
En 2018, des étudiants noirs américains ont créé des zones
neutres pour pointer du doigt les sous-entendus racistes,
insultes ou agressions subis au quotidien sur les campus.
La dénonciation de ces discriminations ordinaires a fait tant
de bruit que la notion de safe space a gagné en visibilité dans
le débat d’idées des universités américaines et même au-
delà. Au mois de novembre 2018, l’essayiste et journaliste
Brice Couturier soulignait sur France Culture la dimension
totalitariste de ces « phénomènes inquiétants », définis comme
une « vague intolérante venue des campus nord-américains ».


Pour d’autres, les safe spaces seraient juste une mode intellectuelle
qui tend à dénoncer comme violente toute opinion qui dérange.
À la suite de cette couverture médiatique française, des auteurs
ont fini par les associer à un mouvement d’« identitarisme
contemporain ». En avril 2019, le philosophe Laurent Dubreuil
a par exemple publié La dictature des identités chez Gallimard.
Il y explique que le concept de safe space aux États-Unis
émerge en même temps que la montée une paranoïa sociale
qui promeut la construction d’une safe room, c’est-à-dire d’un
espace réputé inviolable dans les maisons, un endroit où se retirer
en cas d’agression, que l’on nommera plus tard panic room.

Free download pdf