Trax N°223 – Été 2019

(C. Jardin) #1

Avec l’idée, déjà, de créer une sorte de safe space avant l’heure?
« Honnêtement, on ne savait pas ce qu’était un safe space, mais
inconsciemment, on était déjà là-dedans, admet Christine.
Aujourd’hui dans les boîtes, ce sont les videurs qui font
les physios. Au Pulp, ce n’était pas ça. On avait fait l’effort
de mettre quelqu’un à l’entrée, moi en l’occurrence, dont le boulot
était de flairer les gens, d’être capable de savoir qui allait foutre
le bordel. C’est aussi une marque de respect pour la clientèle :
le fameux safe space, il commence dès l’entrée de la boîte. »
Et concrètement, comment filtre-t-on? Comment trie-t-on?
Comment « sent »-t-on? Christine, les réflexes toujours affûtés :
« Je faisais mille personnes par soir. Donc techniquement,
j’avais à peu près trois minutes pour saisir une personne.
L’important, ça n’a jamais été les habits ou l’apparence, mais
l’âme, ce qui se dégage de toi, de ton corps et de ta bouche.
Ta vibe, ton énergie. Je posais juste trois questions : “Bonsoir,
vous êtes combien? Vous allez bien? Vous venez faire quoi ?”
Avec ça, je te scanne et je sais si tu vas bien te mélanger
aux autres. » Premiers écartés : les hétéros en chasse. « Les crevards
étaient systématiquement alignés, indique Christine. Si je teste
un garçon en lui annonçant que c’est une soirée lesbienne
et qu’il me répond : “Ah, mais j’adore les lesbiennes”, en riant,
il dégage. Des petites questions et des petites réponses qui font
la différence. Avec le temps, j’ai développé un radar tellement
aiguisé que ça allait vite. Et globalement, je préférais ne pas faire
rentrer, plutôt que de prendre un risque. J’avais la réputation
d’être dure, mais c’est juste que je suis contre le fait de mettre
un groupe en danger à cause d’une seule personne. Je préfère
la sacrifier. Je créais le safe space comme ça, avec parfois mille
personnes quand même. C’est ça, être un bon physio. »


Kickback ou Jennifer Cardini


Outre le ciblage des « chasseurs », les autres critères d’admission
restent somme toute classiques : ne pas être trop défoncé –
« selon le diamètre de ta pupille, je sais exactement la quantité
de drogue que tu as prise » – et, surtout, correspondre
au profil de la soirée. C’est une autre caractéristique du Pulp :
son immuable programme hebdomadaire. Rock le mercredi
et électro le jeudi – c’est ainsi que naît « l’autre » French Touch,
celle de Ivan Smagghe, Rebotini, Jennifer Cardini et Chloé
plutôt que des Daft Punk. Des choix pointus et un éclectisme
hors norme qui draine selon les nuits une clientèle très diversifiée
et peut favoriser une certaine confusion. Christine, qui assume
alors les fonctions de programmatrice et de régisseuse technique,
crée les soirées concerts Dans mon garage du mercredi soir : « L’idée,
c’était d’être comme dans un garage, sans retour, avec deux
enceintes, comme en répète, mais avec des gens qui t’écoutent »,
explique-t-elle. Celle qui fut ambassadrice du mouvement Riot
grrrl en France dans les années 90 monte un nouveau groupe,
les Flaming Pussy. Encagoulées, elles jouent systématiquement
en première partie avant de laisser place à la tête d’affiche. Deux
mots d’ordre : ouverture et radicalité. Kickback, un groupe
de hardcore, vient notamment se produire, accompagnés
de leur pote, un certain Gaspar Noé qui les filme dans la salle.
Dans ce contexte, la clientèle ne doit pas se tromper de soir.
« À l’époque, il y avait une énorme dissension entre le rock
et l’électro, rappelle-t-elle, fataliste. Les gens et les clubs étaient
l’un ou l’autre, mais jamais les deux. Donc ceux qui venaient
le jeudi ne venaient pas le mercredi, et vice-versa. Moi,
j’expliquais très clairement à l’entrée ce qu’il y avait à l’intérieur.
Et les gens décidaient parfois d’eux-mêmes de ne pas rentrer.
Ça désamorce les conflits en amont, c’est mieux. »

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