Trax N°223 – Été 2019

(C. Jardin) #1

48 PAUSE


Progressivement, le Pulp devient kaléidoscopique, pluriel,
brouille les frontières pour mieux fédérer. Aux multiples identités
musicales se superposent les enjeux de genre et d’orientations
sexuelles : les mercredis et jeudis sont ouverts à tous, le vendredi
résolument queer et le samedi réservé aux filles. Là encore,
Christine doit faire preuve de pédagogie et de finesse pour
préserver l’harmonie qui règne à l’intérieur de ce club aux règles
d’admission changeantes. Au risque de froisser ses habitués?
« Selon certains, on avait vendu notre âme au diable, grince
Christine. Les lesbiennes, notamment, avaient carrément
du mal à accepter la présence des mecs... Et les gars qui entraient
le vendredi ne comprenaient pas pourquoi ils n’étaient plus
les bienvenus le samedi avec leurs copines. On était vachement
décriées dans ce milieu. En fait, chaque camp nous critiquait. »
In fine, peu importe le jour de la semaine, une seule règle
prévaut : le Pulp est un club de filles où les garçons peuvent
venir la plupart du temps, à condition de se soumettre aux règles
en vigueur, quitte à ce que Christine les rappelle à l’entrée
en cas de doute. Et si ce n’est pas suffisant? Pas de quartier.
Des mains qui traînent, un regard baladeur, un comportement
inapproprié : c’est la porte sans préavis. « J’avais deux videurs
avec moi. De temps en temps l’un d’entre eux faisait un tour
dans le club, se souvient la physio. Moi-même, quand
ça se calmait à l’extérieur, je rentrais et j’analysais. Je n’attendais
pas qu’un mec fasse une connerie pour le foutre dehors, on sent
ces choses-là. Et de mon point de vue, c’était aussi une forme
de sensibilisation. Tu n’es pas chez toi, tu ne touches pas.
On te donne de l’amour, on t’accueille, donc tu respectes.


On mélangeait, mais on restait hyper vigilants. Les mecs
n’étaient pas là pour draguer les nanas, mais pour amener leur
vision du monde, leur richesse. Tous les gens qui ont contribué
à cet endroit étaient riches d’eux-mêmes : Fany Corral, Axelle
le Dauphine, Dana Wyse, Sextoy... C’est cette pluralité
qui a rendu le truc mythique. On n’était pas dans un tunnel. »

Au 25 boulevard Poissonnière se dresse désormais une grande
librairie à devanture rouge. Le Pulp a vécu et vaincu les préjugés,
imposé ses codes, son ouverture et son énergie, avant de céder
la place au son reposant des pages qui se tournent. Christine
a quitté le navire, avec Mimi, Zouzou et les autres, pour mieux
l’amarrer ailleurs, tout en mesurant le poids des années : le Pulp
s’est mué en Rosa Bonheur, dont les portes ne ferment plus
à 7 heures du matin, mais à minuit. « Par contre, on se la colle
dès 19 heures, se marre Christine. On rentre hyper bourrées, mais
tôt, et le lendemain on est fraîches. Très pratique! » À l’approche
de la cinquantaine, la musicienne a troqué sa casquette de physio
pour celle de régisseuse générale des Rosa, dont celui du VIIe
arrondissement, versant rive gauche et plus policé que celui
des Buttes-Chaumont. Récemment, l’établissement a refusé
d’accueillir une soirée organisée par un parti de droite : « Faut
quand même pas déconner, ces mecs ont défilé contre nous,
assène Christine. En vrai, ils ne savent même pas qui on est ni à
qui appartient ce bateau. Je vais faire mettre un drapeau arc-en-ciel
en évidence à l’entrée. Ça va tout clarifier. » Christine ne l’a-t-elle
pas déjà martelé? Le safe space, ça commence sur la chaussée.
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