Trax N°223 – Été 2019

(C. Jardin) #1

70 PAUSE


Habiter le son (et vice versa)


Au téléphone, Matt Black se réjouit de voir poindre les premiers
signes d’une résurgence du mouvement. « C’est le bon moment »,
estime-t-il. Les technologies sont de plus en plus puissantes ;
la crise écologique prouve que d’autres modèles de société sont
nécessaires ; après plusieurs décennies d’obscurantisme, la science
s’ouvre de nouveau à l’étude des psychédéliques. « Une mise
à jour est nécessaire », anticipe Black, mais cette fois, la traduction
mériterait d’être moins littérale. C’est ce que pense en tout
cas Christian Duka, artiste sonore 3D et ancien curateur de la salle
de son immersif Aures, à Londres. Membre de la Cyberdelic
Society à ses débuts, il a fini par la déserter, « déçu
par le mouvement ». L’ennui, dit-il, c’est qu’avec ses couleurs
fluo et ses formes géométriques, il le trouve « superficiel ».
Lui préfère une approche plus crue, viscérale. Cette année,
à l’occasion du lancement de son label expérimental GUTZ
(intestins, en VF), il a investi Aures pour proposer une expérience
immersive sur le thème de la douleur. Dans cette salle d’une
cinquantaine de places sous les arcades du tunnel routier de Leake
Street, repère de graffeurs et de skateurs, un public au look
cyberpunk, version Comme des Garçons, prend place entre
les 54 enceintes accrochées aux murs. Dans une mise en scène
qui fait écho aux essais universitaires américains des années 60,
les participants sont invités à éteindre leurs portables, se bander
les yeux et se préparer à un voyage sonore introspectif. La suite
est une puissante expérience physique. Dès les premières notes,


le son englobe et devient stimuli, une énergie qui électrise la peau.
Passée l’extatique vague de la surprise et du bonheur de réaliser
le potentiel de la musique lorsqu’on lui laisse la place
de s’exprimer, la fresque sonore, composée par quatre artistes issus
du monde académique, se fait cinématique. Dans notre esprit,
les sons métalliques se transforment en insectes électroniques,
les murmures deviennent un vent qui se balade par bourrasques
au travers des enceintes. On lève le nez pour le ressentir,
on incline la tête pour le laisser nous caresser une oreille, puis
l’autre. On refrène une larme, emporté par le pouvoir de cette
nouvelle matière sonique, de ce son plus grand que nous.
Dans la salle, certains spectateurs enlèvent leurs bandeaux,
submergés par l’intensité de l’expérience. Pourquoi avoir choisi
la douleur ? « Nous voulions l’explorer sans jugement, comme
un élément naturel de notre vie humaine », explique l’artiste.
Inspiré par le rêve, « un régulateur émotionnel, une auto-
thérapie », il souhaite approcher la douleur avec une vision
similaire. « C’est une façon de la comprendre et de lui rendre
hommage. La douleur nous transforme, nous fait grandir. »
Transformer l’humain grâce à la technologie? Faut-il y voir
une expérience cyberdélique? « Peut-être que ça l’est, rigole-t-il.
C’est une inspiration. Je ne suis juste pas satisfait du terme. »

Gadi Sassoon, non plus, ne se reconnaît pas nécessairement
dans l’appellation. « J’ai dû regarder sur Wikipédia », confesse-
t-il. Depuis trois ans, le compositeur italien bien connu
de la communauté music-tech travaille avec des chercheurs
en synthèse sonore pour développer des algorithmes capables
de reproduire des sons d’instruments acoustiques de manière
ultra réaliste. Algorithmes que Sassoon s’est appliqué à détourner
pour distordre les lois de la physique et créer ce qu’il qualifie
d’« évolution sophistiquée du concept de glitch ». Multiverse, l’album
qui en résulte, est une œuvre immersive sur huit canaux où l’on
entend des trompettes de plusieurs kilomètres jouées par un souffle
deux fois plus chaud que le mercure, des guitares géantes grattées
par des doigts d’aiguilles, des basses aux rebondissements infinis
et d’autres instruments absurdes et extraterrestres. Perché? Pas selon
l’intéressé. « En fait, cet album vient d’un espace de clarté cognitive
extrême, objecte-t-il en référence à la technicité de son travail.
Mais il appartient à l’auditeur de décider ce qu’il en fait. » Pour
les heureux élus ayant eu un aperçu de l’album, prévu pour
début 2020, dans les rares salles équipées pour diffuser des œuvres
sonores immersives, Multiverse est un voyage surréaliste aux détails
pointus et vivaces. « Tu as l’impression d’être à l’intérieur de quelque
chose, décrit Sassoon. C’est très physique et en même temps
abstrait. » Le spectateur perd la notion du temps, le synthétique
et l’organique, le vrai et le faux, les faits et la fiction se confondent.

Si la technologie n’a pas (encore) atteint la puissance mystique
de la molécule du LSD, elle peut provoquer des effets similaires :
ouvrir les sens et engager un dialogue entre deux parties
du cerveau habituellement non connectées. Pour l’artiste Adam
John Williams, les fréquences sonores ont toujours été plus
qu’une simple stimulation auditive. « C’est un crossover entre
l’ouïe et la somesthésie (la sensibilité du corps, ndlr) », dit-il
de sa synesthésie, une condition qui l’amène à lier les sons
à des textures voire à un « mouvement et un comportement ».
Artiste expérimental et psychonaute averti, il s’attache dans
ses œuvres à donner cette dimension physique et globale
au son, comme avec sa Bass Orgasm Machine, qui exploite
le potentiel jouissif des basses fréquences capables de faire dormir
certains membres de son public malgré un environnement
ultra bruyant. « Participer aux expériences multisensorielles,
c’est un acte de confiance. Plus tes sens sont stimulés,
plus l’expérience sera puissante et aura le potentiel d’être
excellente, mais aussi désagréable. » Pour lui, il est donc
essentiel de pousser la recherche dans le domaine. Et aussi,
certainement, d’être regardant sur la qualité de vos expériences.
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