Trax N°223 – Été 2019

(C. Jardin) #1

82 record


Foules bariolées, personnages hauts en couleur vibrants d’étoffes
et de motifs, bouillonnement bizarre qui donne le vertige,
lampions vifs qui partout sur la planche scintillent... Vous ne
vivez pourtant pas une déferlante de strobes en plein set de
Manu Le Malin à Astropolis. Non, il est dimanche, 12 h 30, et
c’est dans votre canapé Ikea que vous feuilletez, un Earl Grey à la
main, un roman graphique de l’artiste hollandais Brecht Evens.
Avec Les Noceurs (2010) et peut-être plus encore avec le récent
Les Rigoles (2018), l’œil se perd dans un dédale de saynètes aux
traitements graphiques très divers – surabondance de détails
à la Klimt, esquisses épurées, couleurs pastel – qui suivent
comme fil rouge les tribulations de quelques personnages dans
un pandémonium de néons, d’alcools forts, de pas de danses
et de coïts endiablés. Partout, de la lumière enguirlandée, des
lampions, des lanternes et encore des lampions ; une nuit qui
brille et qui brûle ceux qui la traversent. Mais quand on plonge
plus en profondeur dans l’univers de Brecht Evens, on comprend
très vite que les deux ouvrages ne sont pas des épiphénomènes :
son monde graphique est pris dans une noce perpétuelle.


Première piste d’explication? Brecht Evens n’est pas le dernier
pour la teuf. Ou plus exactement, c’est typiquement le genre de
« labrador excité, qui court d’un groupe à l’autre, reniflant partout.
J’allais dire « sniffant », mais ce n’est plus d’actualité », comme il se
décrit lui même. Brecht Evens a poncé quelques dancefloors et
quand il ne fait pas le chien fou jusqu’à l’aube, il n’a qu’à fermer
les yeux pour retourner sous les néons. « Une fois, j’ai rêvé d’une
fête ensoleillée autour d’une grande piscine olympique, dépeint-il.
Je dansais avec une fille sur un rythme de basse et de trompettes.
Ça ressemblait vaguement à « Shame On A Nigga » du Wu-Tang
Clan. En longeant le bord de la piscine, nos pirouettes poussaient
progressivement les gens dans l’eau. » Il en tire la recette de la
fête idéale. « Un bon dosage de gens qu’on aime, de gens qu’on
connaît un peu, d’inconnus et peut-être un ou deux chelous pour
garder tout le monde sur le qui-vive, recommande le Hollandais.
Mais l’ironie de faire un roman graphique de 340 pages sur la
fête, c’est que j’ai pris l’habitude de bosser le week-end. Donc
des fêtes, il y en a nettement moins dans mon quotidien. »


l’ârt de la fête


leS noceS HallucineeS


de brecHt evenS


La fête chez Brecht Evens est avant tout une formidable réserve
de couleurs, postures, mouvements et formes, un catalogue
d’images potentielles dans lequel il vient piocher en naturaliste
et fin observateur de ses congénères. « Dans mes livres, la fête est
visuellement comme une sous-catégorie de la foule, des masses
de gens dans leur diversité, analyse-t-il. Elle est comme un décor
bruyant et plein d’interactions, où les protagonistes se révèlent
par leurs paroles, silences, mouvements et paralysies. C’est un
lieu où les gens bougent beaucoup, parlent beaucoup et portent
des vêtements qu’ils ont choisis un peu plus consciemment. »
Alors, en bon croqueur de son espèce, la fête est pour lui
l’occasion de donner à voir l’humain dans toute son intensité de
signes et de gestes. « Je suppose qu’un documentariste animalier
ne veut pas capter un oiseau en train de dormir sur une branche,
compare-t-il. Il préfère l’avoir en pleine parade nuptiale ou
en train de chasser, de manger ou d’échapper à un prédateur.
C’est un peu la même chose quand on dessine la fête. »

La profusion des détails et le tourbillon des formes chez Brecht
Evens confinent à l’hallucination. À chaque planche, tout
prend à rebours nos réflexes cognitifs, nous faisant changer
sans cesse de référentiel, nous laissant entre réjouissance des
sens et profond vortex. Pour celui qui puise ses inspirations
dans « des miniatures persanes, des estampes asiatiques, l’art
brut, Charlotte Salomon, Georg Grosz, Picasso, Klee et un
tiroir d’autres choses », le psychédélisme a une définition toute
personnelle : « Si l’on garde juste le « rendre visible l’âme » de
l’Antiquité grecque et non pas ce qu’ont inventé deux défoncés
en 1965, tranche-t-il c’est ce que je tente de faire partout dans
mes livres. Dans le dessin, je mets en avant les détails qui ont
de l’importance, qui évoquent ou révèlent quelque chose, en
éliminant ce qui fait poids mort. Je préfère dessiner un visage
comme l’expression d’une émotion, sans l’encombrer avec des
effets de lumière qui ne racontent rien... » Méandres d’un œil,
méandres d’une psyché, sacré tiroir que ce Brecht Evens.

Par Arnaud Idelon Plongée dans les mille motifs acidulés de Brecht Evens


où la fête s’illustre en délires psychédéliques.

Free download pdf