VSD N°2141 – Août 2019

(Brent) #1
WIKIMEDIA COMMONS

I


ls sont inconnus. C’est bien
dommage. Le premier
s’appelle T.H. Rittner, major
de l’armée britannique. Le
second, physicien nucléaire, se
dénomme Kenneth Bainbridge,
il est américain.
Le 6 août 1945, l’Anglais est assis
dans un fauteuil club, dans un
cottage, Farm Hall, près de Cam-
bridge. L’A m é r ic a i n, lui, tourne
en rond dans son laboratoire,
à  Los  Alamos, au Nouveau-
Mexique. L’officier de Sa Majesté
chaperonne dix scientifiques
allemands, capturés entre le
1 er mai et le 30 juin 1945. Tous
ont travaillé sur le projet Ura-
nium, visant à doter le Reich
de l’arme atomique. Ils sont
internés en Angleterre, dans une
maison truffée de micros. Ils ne
le savent pas. Le major Rittner
les espionne. Il les a courtoise-
ment baptisés « ses invités ». Les
Alliés veulent connaître l’état
d’avancement de la recherche
nazie sur la fission nucléaire.
À Farm Hall, il y a Otto Hahn,
le père de la chimie nucléaire,
Werner Heisenberg, celui de
la  mécanique quantique,
Max von Laue, prix Nobel de
physique en 1914, Kurt Diebner...
Ils sont dix, tous des pointures,
ils vivent confortablement, entre
gentlemen, entre scientifiques


de haute volée, perchés sur des
nuages d’abstraction.
À l’inverse, pour Kenneth Bain-
bridge, c’est tout à fait concret.
Il a 41 ans et il sait ce qu’il va
advenir d’Hiroshima et de ses
habitants. Depuis deux ans, il
travaille à Los Alamos aux côtés
de Robert Oppenheimer, lui
même épaulé par Niels Boh r,
James Chadwick, Enrico Fermi
et Isidor Rabi, Nobel de physique
tous les quatre. Ils mettent au
point la bombe.
Avant de vitrifier Hiroshima,
puis Nagasaki, il a fallu procéder
à un essai. Kenneth a été chargé
de l’organiser. Il a eu lieu le
16 juillet 1945, dans le désert du
Nouveau-Mexique. Un succès.
Ce jour-là, Bainbridge a glissé
à  l’oreille d’Oppenheimer  :
« Maintenant, nous sommes tous
des fils de pute. »
Le 6 août 1945, le major Rittner
informe ses invités du bombar-
dement d’Hiroshima. Stupeur
à Farm  Hall. Extrait des

retranscriptions des écoutes.
Otto Hahn : « Je remercie Dieu
à genoux que nous n’ayons pas
fait la bombe à uranium. » À
Los Alamos, c’est la fête ! En tout
cas pour Kenneth, qui devien-
dra dès le lendemain militant
anti-armes nucléaires. Quelques
années plus tard, Robert Oppen-
heimer reconnaîtra « avoir connu
le péché ». Ils le savent, la bombe
est l’œuvre commune de tous
les physiciens. Ceux de Farm
Hall, comme ceux de Los Ala-
mos. Ils voulaient seulement
comprendre, savoir si c’était pos-
sible, s’ils avaient raison, si leurs
équations, leurs théories étaient
fumeuses ou pas. Ils désiraient
percer le secret de la matière, de
l’atome, de la vie. Innocemment,
ils souhaitaient, comme l’écrit
joliment Jérôme Ferrari, « regar-
der par-dessus l’épaule de Dieu ».
Et ils ont offert à l’Humanité
l’outil de sa propre destruction.
Manipulations génétiques,
clonage, intelligence artificielle,
bionique... Ah oui, c’est vrai :
« Science sans conscience n’est
que ruine de l’âme », a prévenu,
jadis, François Rabelais...
Dans son rapport sur la nuit du
6 au 7 août 1945, le major Rittner
note qu’à partir de 1 h 30, les
micros n’enregistrèrent que
« gémissements et sanglots ».

“MAINTENANT


NOUS SOMMES TOUS


DES FILS DE PUTE”,


DIT BAINBRIDGE À


OPPENHEIMER


L’ É P A U L E


DE DIEU


Christophe Gautier
Rédacteur en chef

6 - N° 2141

Édito

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