VSD N°2141 – Août 2019

(Brent) #1
VSD. C’est à Grenoble que votre passion
pour la bande dessinée est née.
Oui. Un jour, ma grand-mère m’a abonné au
Journal de Mickey et tout est parti de ce geste
fondateur qui cautionnait la bande dessinée,
contre l’avis de mes parents, qui trouvaient
que c’était un peu pour les débiles mentaux. Il
faut se souvenir de cette fin des années 1960 ; il
n’y avait alors aucun mensuel de BD, juste des
hebdos comme Spirou, Tintin, Pilote, Pif, et
aucune librairie spécialisée, juste deux ou trois
points de vente à Paris et pas davantage de salon.
Chaque année sortaient 100 à 120 nouveaux
albums répartis entre les quatre maisons d’édi-
tion (dont trois belges, Casterman, Dupuis, Le
Lombard). Tandis qu’aujourd’hui, vous avez
5 000 nouveautés par an et deux salons par
semaine. C’est un très bon signe de vitalité, la
preuve d’une créativité extraordinaire mais ça
n’a pas empêché la maîtresse
de mon petit-fils de dire à sa
classe : « Lisez des bédés, c’est
bien pour l’été... mais surtout
pas Titeuf ! » (Glénat est l’édi-
teur de Titeuf, NDLR.) Para-
doxe : le marché n’a jamais été
aussi vivace et riche mais le
genre est encore considéré, en particulier par
les enseignants, comme une sous-littérature.
C’est dans ce désert des années 1960
que vous avez l’idée saugrenue de publier
un fanzine qui parle de bédé plutôt que
d’essayer d’en faire vous-même.
J’avais bien essayé de gribouiller des trucs mais
c’était vraiment pas bon. Je m’étais occupé du
journal du lycée Champollion ; ça s’appelait
Le Hiéroglyphe, naturellement ! Ils m’ont collé
parce que j’avais un Spirou dans mon cartable
et j’ai arrêté. Mais ça m’avait donné l’idée qu’on
pouvait exprimer des choses avec une bête
Ronéo et j’ai ainsi créé mon fanzine. Comme il
était tout petit (12 pages), je l’ai appelé Schtroumpf,
comme les personnages de Peyo. J’ai d’ailleurs
demandé à Peyo son autorisation ; je suis monté
à Bruxelles et il m’a royalement invité au
restaurant avec toute son équipe, le studio, sa
femme, ses filles et ça dénote, je pense, d’une
générosité toute belge. J’étais un petit adolescent

de Grenoble, j’appelais Hergé, Jacobs, Tillieux,
Martin pour les interviewer et tous ces maîtres
de la bédé me répondaient : « Venez me voir, on
va déjeuner ensemble ! » Ils étaient contents de
parler de leur métier. Ça les changeait de ceux
qui leur demandaient sempiternellement : « Mais
à part la BD, vous faites quoi pour vivre ? » (Rires.)
Les six premiers numéros de Schtroumpf
étaient ronéotés, et ma grand-mère les agrafait
et les postait. Quand je suis passé à l’offset,
j’ai  commencé à le placer en librairie ; je
faisais  l’aller-retour Paris-Grenoble avec mes
paquets sous le bras.
Vos premiers albums ne sont pas de la BD
mais du dessin d’humour.
Pour moi, c’était le même univers. Humour noir
et hommes en blanc, de Claude Serre, comme Les
Gnangnans, de Bretécher, sont toujours à notre
catalogue, un demi-siècle après. Ce sont d’ailleurs
ces albums qui m’ont valu de
recevoir le Prix du Meilleur
éditeur au tout premier festival
d’Angoulême, en 1974 – un prix
qui n’a été décerné que cette
unique fois, tellement le jury
s’était fait engueuler par les
autres éditeurs! C’était drôle.
Vous allez toujours à Angoulême ?
Je n’ai loupé aucune édition. Je suis d’ailleurs
l’unique survivant de l’époque, tous les autres sont
morts. À Angoulême, sur cinquante salons, j’ai dû
empocher une cinquantaine de prix, mais ce dont
je suis plus fier, c’est d’avoir obtenu une Palme
d’or : ça n’est arrivé à aucun autre éditeur au monde
(Pour La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, tiré de
l’album Le bleu est une couleur chaude, de Julie
Maroh, NDLR.)
D’avoir été le premier à ramener des
mangas de Tokyo pour les publier, là, c’est
un coup de génie!
Oui, sauf que j’étais allé voir les Japonais pour
leur vendre mes bédés, Les Passagers du vent et
Les 7 Vies de l’Épervier. Force courbettes, les
éditeurs japonais m’ont tous regardé avec beau-
coup de condescendance ; j’ai vite vu que ça ne
les intéressait pas du tout ! Mais ils m’ont mis
Akira dans les mains et, comme je suis un garçon
bien élevé, je l’ai ramené ; ça m’a plu et je l’ai publié

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“Je n’ai loupé aucun salon


d ’A n g oulême. J’en suis


l’unique survivant, tous les


autres sont morts”


“Un jour, ma grand-mère m’a abonné au « Journal de Mickey », contre l’avis de mes


parents, qui trouvaient que c’était un peu pour les débiles mentaux”


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