Afrique Magazine N°395-396 – Août-Septembre 2019

(Marcin) #1
96 AFRIQUE MAGAZINE I 395-396 - AOÛT-SEPTEMBRE 2019

INTERVIEW


important à raconter que ça. Jeune cinéaste, j’ai donc rencon-
tré très vite mon terrain de réflexion et d’engagement. C’est
celui-là que j’ai choisi, et qui m’a choisie aussi, je crois. En tant
que métisse, ce n’est pas étonnant que je sois aussi habitée par
le thème de l’exil de l’Afrique vers l’Europe. J’ai recueilli diffé-
rents récits de ces jeunes partis en mer. J’avais vraiment besoin
de restituer leur réalité, de faire entendre les choses différem-
ment. Je voulais faire résonner l’aventure singulière de Serigne
à une échelle plus large, profonde, complexe. Aussi, derrière
les raisons de leur départ – la fuite de situations économiques
désastreuses –, j’entendais d’autres choses. Un phénomène viral
se produisait. Effectuer cette traversée en mer était comme un
rite de passage, une manière de devenir un homme. J’y per-
cevais également une forte dimension mythologique. Et je ne
pouvais m’empêcher de faire des liens avec l’histoire et la traite
des Africains mis en esclavage. C’était troublant de voir ces
jeunes Sénégalais quitter massivement les côtes de leur pays
pour rejoindre l’Europe, alors que des siècles auparavant, des
bateaux négriers partaient de Nantes pour s’approvisionner en
esclaves et repartir en Amérique. Extrêmement perturbée par
ce qu’il se passait, j’étais donc prise au milieu de ces multiples
sensations et réflexions. Mon projet de long-métrage initial
était l’adaptation d’un roman norvégien, que j’aurais tourné
dans les Alpes. Mais un premier long-métrage, c’est le film qui

incendie, et de violentes fièvres gagnent étrangement la popu-
lation. Empreinte de mystique, cette œuvre figure l’invisible,
le lien entre les vivants et les disparus, notamment à travers
sa musique, très atmosphérique, et montre l’océan comme un
élément inquiétant, funèbre. Dépeignant la jeunesse du pays,
c’est aussi un récit moderne d’apprentissage et d’émancipation
féminine. Repérés lors d’un casting sauvage dans les rues de
Dakar, les acteurs portent remarquablement le film. Par souci
de justesse, la réalisatrice les a choisis pour leur connivence
avec leurs personnages, « qu’ils connaissent mieux qu’[elle] ».
Elle tenait à tourner dans la langue principale du pays, le
wolof, qu’elle ne parle pas. À travers le 7e art, Mati Diop explore
le terrain de ses origines africaines, confiant qu’écrire le per-
sonnage de son héroïne, Ada, était aussi une manière de vivre
par procuration une adolescence sénégalaise. Nièce du grand
réalisateur Djibril Diop Mambéty, fille d’une photographe fran-
çaise et du musicien Wasis Diop, elle a grandi à Paris, où elle
est née en 1982. Formée au Studio national des arts contem-
porains du Fresnoy, également actrice (notamment chez Claire
Denis), elle a réalisé quatre courts et un moyen-métrage, Mille
soleils (2013). Avec Atlantique, la citation de son oncle sonne ici
comme une prophétie : « Le cinéma a la chance d’avoir l’Afrique
pour penser au futur. »

AM : À l’origine d’Atlantique, il y a votre
court-métrage, Atlantiques, réalisé en 2008.
Vous y recueillez le témoignage de Serigne,
jeune Sénégalais, qui vous raconte
sa traversée en mer vers l’Espagne...
Mati Diop : Il venait juste d’être rapatrié d’Espagne. Malgré la
réussite de sa traversée, une fois arrivé à destination, il n’avait
pas pu aller au bout de son rêve. C’était déchirant pour lui.
Après une longue absence, je suis arrivée à Dakar en 2008,
et j’ai découvert l’émigration massive de ces jeunes Sénéga-
lais vers l’Europe. Je me suis fait happer par ce phénomène.
Par l’intermédiaire de mon cousin, j’ai rencontré différents
jeunes que j’ai interrogés sur la situation. À travers mon court-
métrage, je souhaitais mettre en lumière le récit unique d’une
seule personne. Déjà, à l’époque, l’approche médiatique rendait
totalement abstraite et inconsistante la dimension humaine et
individuelle. Et en même temps, on était envahis d’images abso-
lument obscènes représentant diverses situations de détresse,
des corps noyés, échoués sur les plages. À force de vouloir tout
nous montrer, finalement, la surinformation désinforme com-
plètement. Tout le monde pensait parfaitement connaître la
situation, savoir ce qu’il se passait. Or, c’était totalement l’in-
verse! Ce court-métrage était vraiment une réaction épider-
mique à ça, c’était comme une réparation pour moi.
L’inspiration de votre long-métrage
est donc née à ce moment-là?
Oui. Je commençais alors à faire des films, j’étais témoin
de cette situation, et je ne voyais pas ce qu’il y avait de plus OLIVIER BORDE/BESTIMAGE
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