Elle N°3843 Du 16 au 22 Août 2019

(Tina Sui) #1

13


PAGES DIRIGÉES PAR ALEXANDRE MOUAWAD. RÉDACTEURS : JACQUES BRAUNSTEIN, HÉLÈNE GUINHUT, ALEXANDRA MICHOT,


CHARLÈNE SAQUÉ, FLORENCE TRÉDEZ, HÉLÉNA VILLOVITCH.


On est encore sous le choc. Des deux côtés de l’Atlantique, la
mort de la romancière Toni Morrison, à l’âge de 88 ans, a suscité une
gigantesque émotion. On ne mesure pas encore l’ampleur de tout ce
qui chez elle aura marqué ses contemporains américains, influencera
ses héritiers des mondes à venir et continuera de nous bouleverser,
nous qui avons tant aimé la lire. Emportée, cyclonique et d’une
audace poétique sans limite, son écriture a chamboulé à tout jamais
notre imaginaire. On lui doit onze romans, tous indispensables, tous
différents, nous propulsant chacun, d’une manière différente, au plus
profond de la tourmente des sentiments et au cœur de destinées impi -
toyables. Comment Toni Morrison devint-elle une légende?


La petite-fille d’esclaves. Dans les années 1940, une gamine
de 11 ans prie tous les soirs pour avoir des yeux bleus comme Shirley
Temple, qu’elle trouve si jolie. Pecola est pauvre et noire, elle sera
battue, violée et finira aveugle dans « L’Œil le plus bleu » (1970). Le
premier roman d‘une bibliographie parcourue de fillettes nous rap-
pelant celle qu’elle fut au sein d’une famille ouvrière à Lorain (Ohio),
où être noire impliquait chaque jour le risque d’être lynchée ou vio-
lée. Dans le déchirant « Beloved » (1987), qui lui valut le Prix Pulitzer,
une esclave du XIXe siècle est hantée par l’enfant qu’elle a tuée afin
de lui épargner la douleur d’être asservie. Au début de « Déli-
vrances » (2015), qui se déroule à notre époque, une jeune accou-
chée blanche accablée par la vue de son bébé se lamente : « Elle
m’a fait peur, tellement elle était noire. Noire comme la nuit, noire
comme le Soudan. » La violence de l’injustice faite aux Noirs a nourri
l’œuvre la plus généreuse qui soit.


La jeune femme en lutte. Avant de devenir auteure, à 39 ans,
Toni Morrison est étudiante puis professeure de lettres à l’université
Howard de Washington (« traditionnellement noire »). Elle s’engage
dans le mouvement des droits civiques des années 1950 -1960 et fait
du monde littéraire son champ d’action. Elle devient ainsi, chez
Random House, l’éditrice qui publie les livres d’Angela Davis, de
Mohamed Ali et de Huey P. Newton, cofondateur des Black Pan-
thers. Son projet? Offrir à la littérature afro-américaine un destin
parallèle à celui du jazz, autrement dit permettre à des textes traitant
de la culture noire de franchir la frontière qui leur assurera une recon -
naissance universelle. Ses propres romans y parviendront à
merveille, faisant d’elle l’immense écrivaine que l’on sait.

La géante de la littérature. On a eu beau porter Toni Morri-
son aux nues, la récompenser des plus prestigieux prix littéraires,
aller jusqu’à faire d’elle la première Afro-Américaine à recevoir le
prix Nobel, en 1993, rien n’a pu calmer la folie de son talent ni l’em -
pêcher de frapper les esprits par des sorties provocantes et pleines
d’humour. Ainsi, à l’époque des déboires de Bill Clinton, en plein
Monicagate, elle dira qu’il est le « premier président noir » américain,
précisant plus tard : « Il a été traité comme un Noir dans la rue, déjà
coupable, déjà criminel. » Comment réagirait-elle aujourd’hui, en
entendant la reine du talk-show Oprah Winfrey (qui interpréta le
premier rôle dans l’adaptation de
« Beloved » au cinéma) dire d’elle « Elle
était notre conscience. Notre prophète.
Notre conteuse de liberté »? Sourirait-
elle de l’hommage passionné de
Barack Obama, 44e président améri-
cain, qui a déclaré « Quel cadeau
d’avoir pu respirer le même air qu’elle,
ne serait-ce qu’un moment »? Ce qui
est certain, c’est qu’elle se soucierait
comme d’une guigne de la non-réac-
tion de Donald Trump, lui qu’elle ne
daignait pas nommer autrement que
« le numéro 45 ».

QUEL CADEAU


D’AVOIR PU


RESPIRER LE MÊME


AIR QU’ELLE,


NE SERAIT-CE


QU’UN MOMENT.


BARACK OBAMA


En 2012, à la
Maison-Blanche,
avec Barack
Obama, qui
lui a remis
la médaille
présidentielle
de la Liberté.

En 2006, lors d’une fête
en son honneur, entre Oprah
Winfrey et Angela Davis.

Avec ses fils, Ford
et Slade, en 1978.

En 1993,
lors de
la remise
de son prix
Nobel
par le roi
de Suède.

UNIQUE AFRO -AMÉRICAINE


À AVOIR REÇU LE PRIX NOBEL DE


LITTÉRATURE, L’ÉCRIVAINE EST


MORTE À NEW YORK LE 5 AOÛT


DERNIER, À 88 ANS, LAISSANT EN


HÉRITAGE ONZE ROMANS ET UN


FEU DE RÉVOLTE QUI NE S’ÉTEINDRA


JAMAIS. PAR HÉLÉNA VILLOVITCH

Free download pdf