Elle N°3843 Du 16 au 22 Août 2019

(Tina Sui) #1

PRESSE


16 AOÛT 2019


ELLE.FR 23


ELLE. Qu’est-ce qui vous a tant écœurée?
A.N. Qu’est-ce qui est sublime dans le message du Christ?
L’amour! J’ai cherché en vain chez ces gens une trace de cet amour.
Non seulement je ne l’ai pas trouvée, mais ils étaient, comme
presque tous les cathos que j’ai rencontrés, arrogants, toujours en
train de vous juger, de vous faire la morale sur des points dont ils
auraient toutes les raisons de douter... bref, des gens qui me
ressortent par les yeux. Je n’ai pas écrit ce livre en protestation
contre eux , mon objet était de parler de mon héros, de ma concep -
tion de mon héros et de ce qui a pu me faire souffrir dans ma vie, en
rapport avec ce héros. Il m’est arrivé, à certains moments de mon
existence, de souffrir au-delà de tout. Il ne s’agit
pas, dans ce cas-là, de se comparer au Christ,
ça n’aurait aucun sens, il s’agit du regard que
l’on porte sur sa propre souffrance. Et c’est là
que le message évangélique tel qu’il est dans
la Bible et tel qu’il est professé par l’Église
aujourd’hui, cette vision extrêmement déran-
geante du sacrifice, de la culpabilité, que l’on
retrouve dans tous les cultes chrétiens, ne me va
pas du tout. On y revient : « Aime ton prochain
comme toi-même », et moi-même je me fais
crucifier, donc vénère ta propre souffrance,
donc déteste-toi. C’est une religion qui nous
apprend à nous détester et qui y arrive très bien.
ELLE. On frôle « l’appropriation culturelle » :
une femme, belge, et même pas juive parle
pour le Christ!
A.N. La condition pour lire ce livre, c’est être
humain. Jésus s’est fait homme. Homme au sens
humain. Femme, noire, belge, pourquoi pas? C’est rigolo un Christ
belge, non? Je n’y vois aucun blasphème. Je n’écris pas ce livre dans
le but de choquer, c’est un acte d’amour d’oser dire ce qui ne va pas,
ce qu’on ne peut pas supporter.
ELLE. Aujourd’hui, vous avez la foi?
A.N. Une foi intransitive dont j’aurais du mal à définir l’objet. Mais
qui est d’autant plus vraie. Je suis née avec cette foi. Je me souviens,
dans mon berceau, avant même que mon père m’explique Jésus,
j’avais un dialogue avec quelque chose que je ne connaissais pas
et que, dans ma tête, j ’appelais Dieu. Mais je n’appar tiens à aucune
religion particulière, je suis une mystique sans religion.
ELLE. Vous dites que la soif est le sentiment
le plus proche de la foi, et ne jurez que
par la soif, l’amour et la mort. C’est votre
Trinité?
A.N. Ce sont trois manières d’être suprême-
ment présent et qui sont extraordinairement
accessibles à tous! Je pense que je suis une
grande championne des trois. Pour ce qui est
de la soif et de l’amour, je me suis abondam-
ment illustrée et je continue. Et je suis sûre que
je mourrai avec le plus grand talent.
« SOIF », d’Amélie Nothomb (Albin Michel, 152 p.).
En librairie le 21 août.

treizième livre, dans une terreur de tous les instants. Quand je dis que
c’est le livre de ma vie, on peut me croire sur parole.
ELLE. Une terreur, vraiment?
A.N. Il s’agissait pour moi de vivre cette expérience de l’intérieur, au
plus près de ce dont j’étais capable, or mon degré d’investissement
dans l’écriture est colossal. Je ne sais pas ce que je vaux comme
écrivaine, je ne me pose même pas la question, et il ne m’appartient
pas de le savoir, mais je sais jusqu’où je suis capable d’aller, et c’est
vraiment très loin. Le risque est énorme, évidemment. On va dire : elle
se prend pour le Christ, elle est mégalomane... Entendons-nous :
jamais, je ne me suis prise pour Jésus, je ne suis pas dingue à ce point,
mais j’avais le sentiment que je comprenais ce qui
lui arrivait, et c’était très dur à assumer.
ELLE. Vous « réécrivez » quelque peu l’histoire...
A.N. J’ai eu envie de dire ce qui ne m’allait pas
dans la version canonique. Il y a une incohérence
fondamentale dans les Évangiles, tout est dans
la phrase : « Aime ton prochain comme toi-
même. » Venant de quelqu’un qui accepte d’être
crucifié, qui sait qu’il accepte d’être crucifié, mais
c’est dégueulasse! Ça veut dire que nous
sommes tous, quelque part, condamnés à la
crucifixion. Si le Christ accepte d’être crucifié, et
il l’accepte, ça veut dire qu’il accepte que nous
le soyons tous. C’est le contraire du message
évangélique et cela me rend malade. Raison
pour laquelle j’essaie de donner ma version qui
me paraît plus proche d’une forme de justice.
ELLE. Enfant, avez-vous reçu une éducation
catholique?
A.N. J ’ai reçu une éducation ex trêmement ambiguë. J ’appar tiens à
la famille la plus catholique de Belgique, ma famille a créé le parti
de droite catholique [le Parti catholique belge, ndlr], tout est dit. Mes
parents eux ont été élevés dans cette plus stricte acception du catho-
licisme : étroite, rigoriste, dans laquelle en dehors de la religion
catholique point de salut. Puis ils sont arrivés au Japon de manière
concomitante à ma naissance et ils ont découvert une magnifique
civilisation qui ne devait pour ainsi dire rien à la religion chrétienne.
Ça a été un choc. Ils se sont sentis trahis par leur éducation. Toute
mon enfance, j’ai entendu dire beaucoup de mal du catholicisme
tout en étant éduquée dans cet te foi. Inscrite au catéchisme, j ’ai fait
ma première communion, etc. À 12 ans et demi, il m’est arrivé
certaines choses qui m’ont changée pour toujours [une agression
sexuelle qu’Amélie Nothomb a brièvement évoquée dans son
roman « Biographie de la faim », ndlr], et c’est depuis que mon
rapport avec Dieu est devenu extrêmement problématique. Ensuite,
à 17 ans, je suis arrivée en Belgique, j’ai rencontré le clan Nothomb,
« les cathos ». J’étais stupéfaite, choquée, écœurée, et j’ai tout de
suite su que je ne faisais pas partie de ces gens. J’ai choisi l’université
sans Dieu, alors que ma famille a créé l’université avec Dieu. Dans
cette université, tous les jours, tout le monde m’a dit : « Qu’est-ce que
tu fous là? Tu t’appelles Nothomb, retourne chez les tiens. » Donc
j’ai été radicalement exclue pendant toutes mes études universi-
taires au nom de ma foi supposée.

C’EST UNE


RELIGION


QUI NOUS


APPREND


À NOUS


DÉTESTER


ET QUI Y ARRIVE


TRÈS BIEN.

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