Elle N°3843 Du 16 au 22 Août 2019

(Tina Sui) #1

ELLE.FR 41


DAIDO MORIYAMA PHOTO FOUNDATION, COURTESY OF HAMILTONS GALLERY ; ALVAR A


ALTO FOUNDATION ; GUILLAUME MURAT ; PRESSE.


16 AOÛT 2019


P


etite effervescence au 213, rue Saint-Honoré.
Le 8 juin dernier, à l’emplacement du si parisien concept
store Colette, a ouvert la boutique Saint Laurent Rive
Droite. Pas de mannequins dans les vitrines ni de sacs de
luxe sur les étagères. Peu de vêtements sur les portants
mais une sélection pointue de livres, vinyles, gadgets high-tech qui
voisinent avec des œuvres de Daido Moriyama et du mobilier vin-
tage. Le 213 se veut « une destination créative et culturelle », indique
le directeur artistique de la maison, Anthony Vaccarello, à qui l’on doit
la renaissance de ce lieu mythique où se juxtaposent
l’histoire du retail (le commerce de détail) et celle de la
mode. Au sous-sol, on assiste déjà à des projections
de films en avant-première et l’on pourra bientôt par-
ticiper à des concer ts privés ou acheter du café. Si le
concept de la boutique-restaurant-espace culturel
n’est pas vraiment nouveau – on pense à Colette,
justement, ou à Maison Kitsuné –, Saint Laurent est
la première marque de luxe à investir avec autant
d’audace ce nouveau terrain de jeu.
Le mouvement s’accélère. Celine réaménage ses bou-
tiques en invitant la fine fleur de l’art contemporain et
en déployant du mobilier dessiné par Hedi Slimane
himself. Â Londres, le flagship Alexander McQueen
se mue en galerie arty, proposant une exposition tous
les cinq mois. Une révolution est-elle en marche?
« On obser ve une tentative de réinvention des bou-
tiques physiques. Bousculé par la banalisation de la
vente en ligne et l’exigence accrue de consommateurs
habitués aux standards d’Amazon, le commerce de
détail n’a pas d’autre choix que de se repenser pour
continuer à attirer les clients », analyse Êric Briones,
curateur du Salon du luxe Paris. Faillite de la chaîne de
magasins Barneys aux Ètats-Unis, mise en liquidation
de la maison Sonia Rykiel, enseignes de fast fashion
en difficulté... le secteur traverse une crise majeure.
Selon la Fédération française du prêt-à-porter féminin,
le wholesale (distribution chez des détaillants multi-
marques) a perdu plus de 50 % de parts de marché
dans l’H exagone, entre 1990 et 2015, au profit notam-
ment du e-commerce. « On est dans ce qu’on appelle
l”’apocalypse du retail”. Il suffit de se balader dans les rues de Paris ou
en province pour constater que nombre de magasins et de centres
commerciaux ont fermé leurs por tes », reprend Èric Briones.
Il est vrai que les boutiques ont longtemps fonctionné sur un principe
relativement simple qui les résumait à des espaces de vente centrés
sur le produit. Le luxe, lui, s’adressait à un microcosme averti, identi-
fiable, cultivant un entre-soi qui a mauvaise presse aujourd’hui. Dans
un contexte de globalisation des valeurs d’inclusivité, la tendance
est aux endroits ouverts, chaleureux, mixtes, anti-élitistes. Pas aux
chapelles froides, où les agents de sécurité regardent les gens de
haut. « Alors que la bataille de la praticité s’est jouée sur le digital, on
demande aux boutiques de devenir des lieux d’émotion, de voyage,
d’apprentissage ou d’expérience. L’enjeu est de créer l’événement
pour animer une communauté de clients », observe Rémy Oudghiri,
sociologue et directeur général de Sociovision. Une notion que les
marques et les grands magasins ont vite intégrée. En mars, à Paris,
on inaugurait les Galeries Lafayette Champs- Èlysées, destinées à
révolutionner le shopping. Depuis son ouverture, le mégastore

redouble de créativité pour scénariser son offre. Happenings mode,
« talks » sur le thème de la planète, pique-nique géant à l’occasion
du 14 Juillet... il y en a pour tous les goûts. « Pendant la fashion week
homme, en juin, nous avions une animation par jour, du lancement
des sneakers Nike Air Fear of God par le designer Jerry Lorenzo à
la customisation en live de T-shirts par la marque de Los Angeles
Chinatown Market. Sans oublier le concert du rappeur Hamza, qui
a réuni près de 350 personnes dans l’atrium », détaille Clara Cornet,
directrice de la création des Galeries Lafayette Champs-Èlysées,
dont le rôle est d’assurer une offre unique et exclusive
pour surprendre et inspirer la clientèle.
Les stratégies mises en place pour séduire la nouvelle
génération de consommateurs sont multiples et sans
limites. Elles peuvent être d’ordre utilitaire, comme chez
Woolrich et Canada Goose, qui ont aménagé des
chambres froides baptisées « Ice Room », pour démon-
trer la supériorité de leurs parkas par moins 20 degrés.
Ou de pur divertissement, à l’instar du concept store
Browns East, à Londres, qui privatise une « Immersive
Room » , dont le décor change régulièrement, passant
de la salle de dynamo cycling au pub de quartier.
Certaines mar ques invitent, a contrario, à revenir à
l’authentique avec des espaces sans artifices qui
donnent l’impression d’être chez soi. Sézane ouvrira
en octobre prochain une deuxième adresse pari-
sienne au cœur du quartier des Batignolles, pensée
comme « un endroit vivant où l’on pourra bouquiner,
boire un café, se faire masser dans une “Secret Room”
et s’initier à la consommation raisonnée avec des ate-
liers de couture et d’upcycling animés par La Concier-
gerie Générale », énumère Morgane Sézalor y, créa -
trice et fondatrice de la griffe. D’autres encore
choisissent résolument d’innover. C’est le cas de
matchesfashion.com, qui a transformé 5 Carlos Place,
à Londres, en magasin 3D. « L’endroit a été conçu
comme un lieu de production de contenus, où se
mélangent la mode, le lifestyle, la food et la culture, et
dont la mise en scène change tous les quinze jours »,
explique Ulric Jérôme, P- DG du site de e - commerce.

Preuve que les boutiques cultivent le storytelling, elles
affichent désormais « une programmation » dictée par une
ligne éditoriale et parlent de « curateur » comme de rédacteur en chef
des lieux. Bref, elles deviennent des espaces de vie hybrides qui font
rimer tendance avec expérience, et où ce qui se passe dans le maga-
sin devient aussi important que ce qui s’y vend. Tout doit être insta-
grammé, marketé et diffusé dans l’instant. Résultat, on vide les portants
pour libérer des mètres carrés et les théâtraliser. Mais si on a désormais
l’émotion, quid de la rentabilité? Avec le développement du « retail-
ternaiment » (néologisme croisant les notions de retail et d’entertain-
ment »), l’accès aux boutiques deviendra-t-il payant? « C’est fort pos-
sible! 47 % des décideurs du monde du luxe n’écartent pas cette
option* », commente Éric Briones. « Cela peut paraître daté, mais se
déplacer physiquement pour acheter des vêtements est un plaisir qui
ne va pas disparaître », tempère Tatiana de Bourguesdon, qui
décrypte l’actualité de la mode et du retail dans la newsletter « Retail
Advice ». Le shopping augmenté, la nouvelle clé du succès? n
* Selon une étude Ifop réalisée en juillet dernier pour le Salon du luxe Paris.


  1. Concert du rappeur Hamza
    aux Galeries Lafayette
    Champs-Èlysées, le 21 juin.

  2. Fiche de lecture de La
    Conciergerie Générale dans
    la boutique Sézane, à Paris.


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