Les Echos - 20.08.2019

(vip2019) #1

Les Echos Mardi 20 août 2019 IDEES & DEBATS// 07


art&culture


LE POINT
DE VUE


de Norbert Fanchon


Ne prenons pas


le risque de toucher


aux aides au logement


E


n septembre 2018, Emmanuel
Macron dressait les contours de
ce qui s’annonçait comme la
réforme s ociale p hare du quinquennat :
la mise en place du revenu universel
d’activité (RUA).
Derrière cette mesure, deux objectifs
louables de l’Etat, auxquels on ne peut
qu’adhérer : d’une part, simplifier le sys-
tème d’aides sociales ; d’autre part, le
rationaliser pour restaurer sa capacité
à favoriser le retour à l’emploi.
Deux objectifs évidemment prioritai-
res, mais bien distincts : à l’heure où
s’ouvrent les concertations sur la
réforme, il est donc urgent, pour le gou-
vernement, de se garder de tout rac-
courci et d’avancer en responsabilité
avec l’ensemble des acteurs concernés,
à commencer par ceux du logement.
En effet, à ce stade des échanges,
l’exécutif propose de regrouper dans
cette nouvelle allocation trois presta-
tions actuellement attribuées sous des
conditions distinctes : le RSA, la prime
d’activité, mais aussi les aides person-
nelles au logement (APL). Une orienta-
tion qui ne peut qu’interroger : pour le
gouvernement, les APL ne seraient-el-
les qu’un encombrant paramètre bud-
gétaire, comme en 2017?
Car cette réforme, telle qu’elle est
annoncée, ferait courir deux risques
aux plus précaires de nos concitoyens :



  • Une augmentation du mal-loge-
    ment et du nombre de logements
    vacants : en mettant fin au versement
    direct de l’APL a ux bailleurs par les cais-
    ses d’allocations familiales, le RUA tel


qu’il est proposé manque l’une de ses
cibles premières : la lutte contre le mal-
logement. Comment ne pas craindre
qu’une telle fusion de trois prestations
en un versement unique n’incite les
ménages à augmenter leurs dépenses
de consommation, au détriment du
logement? Or, faire peser sur les
bailleurs (privés et sociaux) des risques
d’impayés plus élevés, c’est porter un
coup certain à l’investissement dans la
construction neuve et la rénovation, et
inciter nombre de propriétaires à reti-
rer leurs biens du marché locatif. Et
ainsi, amorcer une dangereuse spirale
de réduction de l’offre de logements au
niveau national.


  • Deuxième risque : celui d’une perte
    de pouvoir d’achat pour les ménages, en
    premier lieu pour les actifs à faibles
    revenus : en l’état actuel, remplacer le
    RSA, la prime d’activité et les APL par le
    RUA coûterait 5 milliards d’euros sup-
    plémentaires par an. En effet, ces trois
    prestations représentent un montant
    annuel de versements d’environ 36 mil-
    liards d’euros. Or, 30 % des b énéficiaires
    potentiels du RSA (10 milliards d’euros
    par an) et 25 % de ceux de la prime
    d’activité (8 à 9 milliards d’euros par an)
    n’y ayant pas recours, l’e ntrée en
    vigueur du RUA devrait se traduire par
    une augmentation de l’enveloppe totale
    dédiée, pour atteindre environ 41 mil-
    liards d’euros annuels.
    A l’heure de la rationalisation du sys-
    tème d’aides sociales, gageons que le
    gouvernement verrait d ’un mauvais œil
    une telle hausse de la dépense publique.


Dès lors, il est à craindre que, pour
absorber à budget constant la progres-
sion du nombre de bénéficiaires, l’Etat
en vienne au fil des lois de finances à
réduire le montant du RUA. Un arbi-
trage qui serait, à juste titre, vécu
comme une sanction par les bénéficiai-
res d’APL ayant un emploi – soit environ
les deux tiers d’entre eux!

Une solution existe : celle de créer un
RUA réunissant RSA et prime d’activité,
tout en maintenant le régime actuel
des APL. C’est à cette seule condition
que, en complément du RUA, l’APL
pourra continuer à jouer pleinement
son rôle si essentiel : garantir aux plus
modestes un accès effectif à un loge-
ment décent.
A court terme, cette mesure aurait
certes pour conséquence d’augmenter
de 5 milliards d’euros par an le budget
dédié aux aides sociales. Dans un
second temps et après les études
d’impact qui s’imposent, l’Etat pourrait
envisager de conditionner le bénéfice
du RUA à la preuve de démarches réel-
les et sérieuses de recherche d’emploi.

Norbert Fanchon est président
du directoire du Groupe Gambetta.

La fusion envisagée
du RSA, de la prime
d’activité et des APL
se ferait au détriment
du logement.

LE POINT
DE VUE


de Youssef Achour


L’entreprise


coopérative,


un modèle d’avenir


L


a loi relative à la croissance et la
transformation des entreprises
(Pacte), dont l’une des disposi-
tions est la modification de l’objet social
des entreprises élargi aux considéra-
tions sociale, sociétale et environne-
mentale, souligne à l’évidence la
modernité et l’avant-gardisme de
l’entreprise coopérative qui fait sienne
ces considérations depuis toujours.
Longtemps cantonné au rayon des
exceptions et donc marginalisé dans un
monde économique dominé par les
sociétés à actions, le modèle coopératif
fait figure d’alternative et de modèle
d’avenir. A l’heure de l’urgence climati-
que et des bouleversements sociaux
sous l’influence notamment de la révo-
lution numérique, les limites de l’entre-
prise capitalistique, centrée sur la seule
valorisation du capital financier, appa-
raissent un p eu plus au grand j our. Mais
ne nous méprenons pas : la loi Pacte
n’annonce pas un grand soir mais plu-
tôt un pas en avant timide vers la trans-
formation réelle et concrète des entre-
prises.
La loi pourrait même servir de faux
nez à certaines entreprises qui, à la
faveur du changement de leur objet
social et d’un « label » non contrai-
gnant, pourraient être tentées, à grand
renfort de communication, de s’aban-
donner au « socialwashing ». Autre-
ment dit, paraître pour ce qu’e lles ne
sont pas et livrer ainsi une concurrence
particulièrement d éloyale aux entrepri-
ses coopératives qui, dans un monde
purement marchand, ont pris le pari


nales (Acome, Bouyer Leroux, Ener-
coop, Habitats Solidaires, Saprena,
Scopelec, Up, UTB...), qui emploient
plus de 60.000 personnes et génèrent
un chiffre d’affaires agrégé de 5,5 mil-
liards d’euros.
Mais la coopérative n’est pas seule-
ment un autre ou contre-modèle. Elle
porte surtout l’espoir de répondre con-
crètement aux aspirations de plus en
plus pressantes des individus pour
davantage de transparence, de proxi-
mité et de justice dans l’organisation
économique et politique de la société.
Certains ont cru, un court moment, que
la puissance de la technologie, notam-
ment déployée par les Gafa, serait le
nouveau vecteur du progrès social, le
ressort d’un travail plus libre dans une
société plus ouverte. Mais la technolo-
gie n’est qu’un moyen sans finalité a
priori. Or, ce que nous observons est
l’émergence de travailleurs indépen-
dants exploités par les plates-formes, et
la montée en puissance d’un salariat à
deux vitesses.
Ainsi, et bien que cela puisse paraître
paradoxal au premier abord, nos socié-
tés individualistes font naître un puis-
sant désir de solidarité. Jamais sans
doute les individus n’ont eu autant
besoin de s’épauler, l’Etat, les entrepri-
ses et les territoires de collaborer avec
les corps intermédiaires et des tiers de
confiance robustes. Les entreprises
coopératives sont de ceux-ci.

Youssef Achour est PDG
de la coopérative Up.

d’investir sans relâche pour faire de la
gouvernance démocratisée, du partage
des richesses, du travail émancipateur
pour ses salariés et de l’écoresponsabi-
lité, non p lus une s omme de contraintes
mais un avantage compétitif durable.
Le monde coopératif offre, par les
principes de fonctionnement qu’il
s’applique, un rempart utile contre les
maux et les outrances du capitalisme
lorsque ce dernier est abusivement
financiarisé et enfermé dans une renta-
bilité de court terme alors que la lutte
contre l es inégalités e t la précarité, mais

également la transition écologique,
nécessitent un investissement de long
terme. Cette exigence de long terme est
également l’essence des entreprises
coopératives car leurs résultats finan-
ciers sont répartis entre une « part
entreprise », qui les engage à constituer
des réserves financières pérennes de
développement et d’investissement, et
une « part travail » attribuée équitable-
ment aux salariés. C’est ce modèle ver-
tueux qui est aujourd’hui porté par
3.500 sociétés coopératives et partici-
patives (SCOP) et sociétés coopératives
d’intérêt collectif (SCIC), dont de gran-
des réussites nationales et internatio-

L’exigence de long
terme portée par nos
entreprises est un gage
de développement
harmonieux.

Break en prison


Ironique et tendre, Jean-Paul Dubois narre la tragédie de Paul Hansen, son
héros, dont l’existence a basculé à la suite d’un coup de sang. Photo Baltel/Sipa

Thierry Gandillot
@thgandillot

Rien n’indiquait qu’un jour,
Paul Hansen passerait par
la case prison. Mais même
l’homme le plus pacifique
n’est jamais à l’abri d’un
coup de sang. Et c’est parce
qu’il a pété, un jour, les plombs qu’il se
retrouve dans une cellule du pénitencier de
Montréal à partager six p auvres mètres car-
rés avec un Hells Angel et une sarabande de
rats. Pourtant, il en fallait beaucoup pour
que Paul sorte de ses gonds et se retrouve
sous les verrous. Mais, comme dirait le
bluesman Luther Allison, « Life is a Bitch ».
Patrick Horton, auquel Paul raconte son
histoire est un dur, un tatoué, en attente de
jugement pour avoir participé à l’exécution
d’une balance appartenant à son propre
gang. Il n’a peur de rien sauf des rats, des
dentistes et des coiffeurs. Il défaille comme
une fillette quand on menace de lui couper
les cheveux. En revanche, il ne semble pas
s’offusquer, à l’inverse de Paul, de devoir
soulager ses intestins en présence d’autrui.
Quand il apprend les raisons qui ont amené
son coloc derrière les barreaux, il s’inté-
resse à son histoire « avec la bienveillance
d’un compagnon du Devoir prenant connais-
sance de premières tentatives maladroites de
son apprenti ». Peu à peu des liens d’amitié
se tissent, au point que Horton en vienne à

accepter que les ciseaux de
Paul entaillent « les follicu-
les de sa tignasse ».

Style parfait
Avec son style parfait,
acéré, ironique et tendre,
Jean-Paul Dubois pro-
gresse à reculons dans la
tragédie hansenienne. Johanes, son père
danois, austère pasteur vénéré par ses
ouailles, se retrouve saisi par le démon du
jeu et succombera en chaire. Son aimée,
Winona Mapachee, une Indienne algon-
quine, pilote virtuose en compagnie de
laquelle il s urvole les étendues enneigées du
Nord canadien, se volatilise aux manettes
de son infatigable Beaver DHC-2, emme-
nant dans l’au-delà leur fidèle Nouk.
Depuis, l’horizon de Paul se rétrécit, se
résumant à l’entretien maniaque de la rési-
dence L’Excelsior, dont il est le superinten-
dant – mot pompeux qui désigne l’homme à
tout faire, jardinier, plombier et, parfois,
psychologue. La mécanique de son exis-
tence est aussi bien huilée que l’était l’hélice
bipale Hamilton Standard du Beaver de
Winona, jusqu’à ce qu’un grain de sable ne
vienne l’enrayer. « Tous les hommes n’habi-
tent pas le monde de la même façon » est la
dernière sentence de l’ultime prêche de
Johanes Hansen. Mais il n’y a qu’une
manière d’habiter les romans de Jean-Paul
Dubois – avec passion.n

ROMAN FRANÇAIS
Tous les hommes
n’habitent pas
le monde
de la même façon
de Jean-Paul Dubois,
Editions de l’Olivier,
246 pages, 19 euros.

Des Indiens dans la ville


Philippe Chevilley
@pchevilley

Les Indiens d’Amérique ne
sont plus dans les plaines,
au pied des montagnes
sacrées et des torrents d ’eau
vive. Ils vivent dans les rues,
les buildings, les quartiers souvent déshéri-
tés des grandes villes électriques, survi-
vants d’un massacre qui a saigné leur cœur
et terni leur âme. « Ici n’est plus ici », mais ils
sont encore là, supportant leur histoire,
occupant le peu d’espace que leur a laissé les
Blancs prédateurs.
Le premier roman de Tommy Orange
(originaire de la tribu des Cheyennes du
Sud) est implacable. Implacable sur le
fond : l e sort f uneste r éservé à son peuple est
résumé en un fulgurant prologue (puis
dans un court entracte) et aucun baume ne
vient adoucir son intrigue tragique. Impla-
cable aussi dans sa forme : il pousse jusqu’à
l’extrême le genre du récit choral, tissant en
une natte serrée les destins de ses douze
personnages cabossés.
Ce qui réunit a priori ces Indiens urbains,
c’est la perspective d’un grand pow-wow
organisé dans leur ville d’Oakland, dans le
stade du Coliseum. Certains travaillent à
l’organisation ou dans l e stade, d’autres vont
participer au concours de danse, accompa-
gnés de leurs proches. Un petit groupe
enfin, peu impressionné par le caractère
symbolique de l’événement, imagine un
stratagème pour s’emparer de l’argent du

prix dévolu au meilleur
danseur.
Des f emmes fortes à moi-
tié brisées comme Jaquie,
Opale ou Blue ; des géni-
teurs violents ou partis s ans
laisser d’adresse tel Har-
vey ; des jeunes gens mar-
qués p ar l’alcoolisme de leurs parents (Tony
Loneman) ou en manque de père (Edwin
Black), des dealers à la petite s emaine (Octa-
vio, Carlos, Calvin)... Le cocktail est explosif.
Peu à peu, Tommy Orange révèle les inci-
dents de la vie qui lient nos anti-héros. Le
monde est petit dans la communauté amé-
rindienne d’Oakland...

Force vitale
Sans exagération, ni apitoiement, l’écrivain
cheyenne met en lumière les plaies ouver-
tes de chacun et fait un sort aux idées
reçues. Ainsi l’Indien urbain n’est pas par
nature alcoolique, il est pauvre e t l’alcool est
la médecine la moins chère pour soigner
son mal-être. Surtout, malgré la somme de
re vers, d’errements, de rejets et la ségréga-
tion qui perdure, chaque être semble porter
en lui la mémoire vive d’une culture broyée
et une force vitale inaltérable.
L’Indien est dans la ville et se souvient de
ce qu’est l’amour de la terre, de ceux et celles
qui l’habitent. Toute la violence du monde,
illustrée par u n dernier c hapitre apocalypti-
que, ne pourra éteindre ces quelques brai-
ses d’humanité semées par les natifs améri-
cains dans le cœur froid des villes.n

ROMAN AMÉRICAIN
Ici n’est plus ici
de Tommy Orange
traduit par
Stéphane Roques.
Albin Michel, 335 pages,
21,90 euros.

RENTRÉE LITTÉRAIRE

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