Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1
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MERCREDI 21 AOÛT 2019 | 25

L


ors de sa dernière édi­
tion, en mars, le festi­
val Séries Mania de
Lille a proposé au pu­
blic de revoir la pre­
mière et unique sai­
son d’un objet devenu culte : An­
gela, 15 ans (My So­Called Life en
VO). Série ayant permis l’éclosion
de deux comédiens promis à une
belle carrière par la suite – Claire
Danes (dans le rôle de ladite An­
gela) et Jared Leto (qui interprète
Jordan Catalano, le garçon dont
elle est éprise) –, My So­Called Life,
diffusée en 1994 sur la chaîne ABC
(sur feu Canal Jimmy en France),
bénéficie, vingt­cinq ans plus tard,
d’une cote de popularité inverse­
ment proportionnelle à sa durée.
Plutôt osée pour l’époque (on y
parle viol, homosexualité, drogue,
on y boit et on y fume), My So­Cal­
led Life met en scène des person­
nages avec lesquels il est relative­
ment facile de s’identifier (physi­
que moyen, gros complexes, fa­
mille ordinaire...), et détonne dans
un paysage audiovisuel alors do­
miné par les succès récents de
Sauvés par le gong (1989­1993)
côté sitcoms, et Beverly Hills
(1990­2000) côté soaps. C’est elle
qui va donner le ton des produc­
tions suivantes, plus sombres et
ambitieuses, contribuant ainsi à
faire passer l’adolescent de specta­
teur à sujet, jusqu’à ce que les « sé­
ries d’ados » deviennent, vingt
ans plus tard, le genre dominant
sur les petits écrans.

PUBLIC PRESCRIPTEUR
Aux Etats­Unis, au début des an­
nées 1990, les teen shows se multi­
plient dans la foulée des teen mo­
vies, popularisés dans les an­
nées 1980 par les films de John Hu­
ghes (La Folle Journée de Ferris
Bueller, The Breakfast Club) et l’es­
sor du magnétoscope : le vision­
nage privé est alors largement plé­
biscité par les adolescents. Con­
trairement aux séries familiales
des années 1970 et 1980 (Happy
Days, Madame est servie, La Fête à
la maison...) dans lesquelles l’ado
n’est que le membre d’un groupe
intergénérationnel, les teen shows
s’adressent spécifiquement à eux.
Rendez­vous immanquables à
une époque où la télévision en li­
néaire rythme les fins d’après­
midi des lycéens, ils ont la parti­
cularité d’accompagner les ac­
teurs et les téléspectateurs (et leur
croissance) sur plusieurs années.
Les titres­phares de ce premier âge
d’or, qui couvre toute la décennie,
font le grand écart entre des com­
munautés d’ados beaux et privilé­
giés (les productions Darren Star­
Aaron Spelling, à l’origine de Be­
verly Hills) et quelques objets à vi­
sée plus naturaliste (la série
canadienne Degrassi, Les Années
collège, et, un peu plus tard, Freaks
and Geeks).
« La fin des années 1990 a vu la
naissance de ce que l’on a appelé
l’“adulescence”, rappelle Frédéric
Lavigne, directeur artistique de
Séries Mania. Aujourd’hui, l’ado­
lescence s’étire de 10 à 35 ans. Le pu­

blic visé est donc très large. » « Les
producteurs ont compris qu’une
série qui plaît aux jeunes
(12­24 ans) est forcément une série
qui marche », explique l’universi­
taire britannique Clare Birchall
dans Teen TV : Genre, Consump­
tion and Identity (G. Davis
& K. Dickinson, 2004), une des
premières études d’envergure du
phénomène des teen shows : le pu­
blic « jeune » est prescripteur et
s’impose comme incontournable
pour les annonceurs.
Aspirationnelles ou plus réalis­
tes, les productions de l’époque
suivent néanmoins des schémas
narratifs encore très codifiés.
L’histoire respecte une unité de
lieu – la ville (petite), le lycée (im­
mense) – et de temps : une saison
égale une année scolaire. Il y a tou­
jours une belle fille (dont l’arché­
type est Kelly Kapowski dans Sau­
vés par le gong), un bad boy sexy
(Dylan dans Beverly Hills), un bino­
clard boute­en­train (Screech dans
Sauvés par le gong), une intello
faussement laide (Daria dans la sé­
rie animée du même nom), un
adulte référent à l’oreille attentive
(Giles dans Buffy contre les vampi­
res)... Ces stéréotypes n’évolue­
ront qu’à tout petits pas : le copain
gay fait son apparition dans An­
gela, 15 ans (Rickie), le premier bai­
ser gay dans la très populaire Daw­
son’s Creek, lancée en 1998. Pour le
premier baiser lesbien, il faut at­
tendre la saison 5 de la très con­
ceptuelle série Buffy (1997­2003).
Portées par cette dynamique à la
fois culturelle et économique, les
mentalités évoluent, la censure
desserre son étau, et les produc­
teurs comprennent que prendre
des risques peut rapporter. Et c’est
bien connu, les jeunes ne pensent
qu’à « ça ». Dont acte : la sexualité
des ados devient en quelques an­
nées le moteur narratif principal
des teen shows.
C’est particulièrement remar­
quable dans Dawson’s Creek (Daw­
son en VF), qui met en scène, de fa­
çon néanmoins très pudique, les
atermoiements amoureux et
sexuels de quatre lycéens d’une
petite ville du Massachusetts : Jen
la délurée, Joey la studieuse, Daw­
son l’ami d’enfance, Pacey le téné­
breux. Qui aime qui, qui désire
qui, qui perdra sa virginité le pre­
mier, ces questions occuperont
quand même six saisons, rassem­

bleront des millions de fans à cha­
que épisode et nourriront un
nombre inattendu d’articles et de
thèses universitaires.
Il est de bon ton aujourd’hui
d’encenser Dawson pour son côté
« madeleine de Proust » mais,
même pour l’époque, la série se ré­
vèle étonnamment conserva­
trice : la famille nucléaire tradi­
tionnelle y est présentée comme
un idéal (les parents de Dawson),
l’amitié entre filles et garçons
n’existe pas (le triangle amoureux
Dawson­Joey­Pacey), un homme
célibataire est forcément gay (le
frère de Pacey), une fille sexuelle­
ment active (Jen) est toujours une
traînée... La caricature va loin : Jen,
la noceuse pourtant repentie, fi­
nira la série en mère célibataire,
atteinte d’un mal incurable qui la
tuera avant ses 30 ans... Le mouve­
ment #metoo est encore loin, et
ce sont souvent les adolescentes
qui trinquent, comme le démon­
tre Iris Brey dans son ouvrage Sex
and the Series (L’Olivier, 2018).
Dans un chapitre consacré à la
sexualité des ados dans les séries,
elle rappelle que des études ont
montré le rôle majeur des médias
pour les jeunes filles, bien plus
que pour les garçons, dans l’ap­
prentissage des normes sexuelles
en vigueur. La représentation de
leur sexualité sur petit écran n’est
donc pas neutre.
Il faut attendre encore une poi­
gnée d’années pour que débarque,
sur les écrans britanniques, cette
fois, une série qui va enfin dyna­
miter les codes en vigueur et re­
layer la mièvrerie au placard. Skins

(2007­2013) et ses ados bourrés
d’hormones et d’humour, sans ta­
bous ni limites, ringardisent ins­
tantanément les soaps américains
et donnent le ton de la décennie à
venir, y compris en France. Créée
par Bryan Elsley et son fils Jamie
Brittain (tout jeune vingtenaire à
l’époque), cette série chorale, dont
le casting change de saison en sai­
son, fait fi des stéréotypes pour
mieux s’intéresser aux grands
bouleversements et excès de
l’adolescence. Série considérée
comme franchement culottée à
l’époque – les personnages ne font
pas qu’y parler de sexe, ils le prati­
quent avec application –, Skins ne
fait plus rougir aujourd’hui, mais a
de toute évidence ouvert la voie à
un nouveau format qui mêle sexe
cru, petits et gros tracas du quoti­
dien, et parfois une dose d’hu­
mour bienvenue.

TROP-PLEIN
Ce format va rapidement coloni­
ser les plates­formes de vidéo à la
demande sur abonnement nées
dans les années 2000­2010 (Hulu,
Netflix, Amazon Prime...), très
prisées des jeunes, qui consom­
ment beaucoup de vidéos sur
smartphone. Tout à coup, c’est
l’embouteillage, voire le trop­
plein. Et comme la VoD autorise
des choses que la télévision li­
néaire ne permet pas toujours, la
question sexuelle dépasse large­
ment celle de la perte de la virgi­
nité : 13 Reasons Why raconte ainsi
le suicide d’une ado violée, Sex
Education (scénarisée par une
femme, Laurie Nunn, ce qui reste

une exception dans un secteur
extrêmement masculin) oppose
un ado vierge à sa mère sexolo­
gue... Euphoria, dernière­née de
l’audacieuse chaîne câblée HBO,
met de son côté en scène une ado­
lescente trans (dans la série et
dans la vie). Produit de son épo­
que, l’ado s’interroge moins sur
l’acte sexuel que sur son identité
sexuelle. Déconseillée aux moins
de 16 ans, Euphoria cultive le para­

Jared Leto et
Claire Danes
dans « Angela,
15 ans », série
créée par Winnie
Holzman.
ABC PHOTO ARCHIVES/GETTY

doxe d’être une série d’ados qui
ne s’adresse qu’aux plus âgés
d’entre eux, tant son propos est
sombre et violent.
« La fête est finie », avance Vin­
cent Julé, journaliste à 20 Minutes
et animateur d’une conférence
sur les séries pour adolescents
lors de la dernière édition de Sé­
ries Mania, « les nouvelles séries
pour ados sont très sérieuses,
comme si les enfants grandis­
saient plus vite. Il y a une forme de
surenchère dans le glauque ». Nos
ados vont­ils si mal? Absolument
pas, rétorque le New York Times
dans un article publié le 23 juin, ci­
tant des statistiques américaines
récentes : « Les ados d’aujourd’hui
boivent moins, fument moins, se
droguent moins que leurs parents,
ont moins d’accidents de voiture,
se battent moins, font moins
l’amour... »
En vingt ans, la fiction a en fait
largement dépassé la réalité,
comme si la transgression s’était
déplacée de la vie réelle à l’écran.
De programme éducatif, la série
pour ados est devenue un objet de
projection fantasmatique. De
jeune premier plein de sève, l’ado
est devenu cet être torturé et
grave pour lequel la société en­
tière s’inquiète. « Les séries pour
ados traitent beaucoup de la peur
du lendemain, or aujourd’hui tout
le monde a peur du lendemain »,
remarque Frédéric Lavigne. L’ado,
miroir de nos peurs d’adulte ?
audrey fournier

Prochain article
La transcendance des genres

L’ado, ce héros


à gros maux


EN 2007, « SKINS » 


VA DYNAMITER 


LES CODES EN 


VIGUEUR ET RELAYER 


LA MIÈVRERIE 


AU PLACARD, AVEC 


DES ADOS BOURRÉS 


D’HORMONES 


ET D’HUMOUR, SANS 


TABOUS NI LIMITES


TÊTES  DE  SÉRIE  2  | 6  Les jeunes gens


riches et insouciants des années


1990 et 2000 ont cédé la place,


dans les séries télévisées destinées


aux 12­24 ans, à des personnages


plus complexes et plus sombres


À VOIR OU À REVOIR


Sauvés par le gong, créée
par Sam Bobrick et Brandon
Tartikoff (4 saisons : 1989-1993).
Beverly Hills, créée par Darren
Star (10 saisons : 1990-2000).
Angela, 15 ans, créée par
Winnie Holzman (1 saison : 1994).
Buffy contre les vampires,
créée par Joss Whedon
(7 saisons : 1997-2003).
Dawson, créée par
Kevin Williamson
(6 saisons : 1998-2003).
Skins, créée par Bryan Elsley
et Jamie Brittain
(7 saisons : 2007-2013).
13 Reasons Why, créée
par Brian Yorkey
(3 saisons : 2017-2019).
Sex Education, créée par
Laurie Nunn (1 saison : 2019).
Euphoria, créée par Sam
Levinson (1 saison : 2019).

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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