L\'Express - 14.08.2019

(Nandana) #1

12 L’ E X P R E S S 14 AOÛT 2019


OPINIONS


L

e but de l’humanité, « c’est de produire des
grands hommes », écrivait Ernest Renan.
L’aphorisme peut faire sourire. Y pointe
pourtant cette idée si propre au philosophe
français que le destin des peuples et des
nations se distingue moins par le fait de « parler la
même langue ou d’appartenir au même groupe eth-
nographique » que par le fait « d’avoir fait ensemble
de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire
encore dans l’avenir ».
Un « instant Renan » m’a brièvement étreinte le
15 juillet dernier quand la banque centrale d’Angle-
terre a annoncé que les billets de 50 livres sterling
arboreraient désormais le portrait du grand mathé-
maticien Alan Turing. Né en 1912, ce scientifique de
génie a mis au point, alors qu’il n’avait pas encore
30 ans, un schéma de pensée jetant les bases de l’in-
formatique. Pendant la guerre, le même a mobi-
lisé ses forces et ses neurones pour décrypter – avec
l’aide de 10 000 Britanniques réunis pour l’occasion –
la machine de chiffrement allemande, Enigma. Cette
victoire permit aux Alliés d’intercepter des messages
codés cruciaux et de prendre l’avantage sur les nazis
à des moments décisifs.
Mort dans des conditions qui ajoutent à la légende


  • Turing s’est suicidé en croquant une pomme empoi-
    sonnée, après avoir été brisé par la castration chimique
    qu’on lui fit subir pour « traiter » son homosexualité –,
    le mathématicien figure parmi ces « géants sur les
    épaules desquels nous sommes si nombreux désormais
    à nous tenir », a déclaré Mark Carney, le gouverneur de
    la Banque d’Angleterre.
    Il y avait dans cette annonce
    l’idée de l’héritage des siècles.
    L’idée de la puissance évoca-
    trice des symboles, qui sou-
    dent les peuples. L’idée de la
    gratitude envers ceux qui nous
    ont précédés, sans qui l’idée de


progrès n’existerait pas. « Ce n’est
qu’un avant-goût de ce qui va arri-
ver, et seulement l’ombre de ce
qui va être » sont les mots d’Alan
Turing choisis pour être imprimés
sur les billets, à côté de son visage.
C’est peu dire que, en matière
de symbole, les euros, eux, font
pâle figure. Si vous me permettez,
ils ne font d’ailleurs pas figure du
tout. Faites le test : demandez-vous
(sans tricher) ce qui est dessiné sur
les billets de 5, 10 ou 20 euros que
vous manipulez tous les jours...
Moi, j’ai été obligée de sortir mon
portefeuille pour constater qu’on y trouve des arches,
des ponts ou des portes à ogive passe-partout et non
identifiés. On ne peut donner tort à Régis Debray (1)
quand il déplore que l’euro soit « un billet de Monopoly,
sans date, sans lieu ni devise, illustration fantomatique
d’un no man’s land incorporel [...]. Un billet qui ne
raconte aucune histoire, paysage ou transcendance ».
La période en aurait pourtant grand besoin.

O

n l’a beaucoup répété lors des der-
nières élections : le projet européen
doit se réformer s’il ne veut pas se dis-
soudre dans la colère et la rancœur des
peuples. Nous ne ferons pas ici la liste
herculéenne des dysfonctionnements qu’il faudrait
résoudre. Mais se donner enfin l’ambition de se pen-
ser en puissance politique et pas seulement en marché
commun supposerait déjà d’en passer par quelques
gestes symboliques. Certains jugeront cela anecdo-
tique, mais, à la place des monuments sans âme qui
squattent aujourd’hui nos billets, il serait mille fois
plus signifiant d’y imprimer Platon, Jules César, Jean-
Sébastien Bach, Léonard de Vinci, Jan Hus, Marie-
Thérèse d’Autriche, Niels Bohr, Marie Curie, Cervantes,
Spinoza, Voltaire, Kant, ou Pascal... Le moins qu’on
puisse dire, c’est qu’on ne manque pas de stock.
Oh! cela ne résoudrait pas tous les problèmes de
l’Europe – loin de là. Mais s’il est ardu de mener à bien
l’harmonisation fiscale, la gestion des frontières, ou la
politique industrielle commune – toutes choses qu’il
faudra pourtant bien traiter un jour –, il paraît plus
facilement atteignable d’au moins cultiver un ima-
ginaire. Car, comme chacun sait, l’imagination gou-
verne le monde. Enfin, c’est ce que disait Napoléon.
(1) L’Europe fantôme, par Régis Debray.
Tracts, Gallimard, 48 p., 3,90 €. 

Anne Rosencher est directrice déléguée
à la rédaction de L’Express.

L’idée de
la gratitude
envers ceux
qui nous ont
précédés

TOUT EST D’ÉPOQUE, PAR


ANNE


ROSENCHER


UN IMAGINAIRE


POUR NOS BILLETS

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