14 L’ E X P R E S S 14 AOÛT 2019
OPINIONS
I
l s’agissait d’une simple coupe de cheveux.
Mais le nouveau niveau de rancœur et de ten-
sion qu’elle révèle entre les gouvernements
de deux pays traditionnellement amis sonne
comme une alerte. Alors que le président du
Brésil s’apprêtait à recevoir, selon son agenda offi-
ciel du lundi 29 juillet, Jean-Yves Le Drian, ministre
français des Affaires étrangères, Jair Bolsonaro a jugé
bon d’annuler en dernière heure le rendez-vous prévu
parce qu’il se trouvait chez son coiffeur. Pis encore, le
président brésilien s’est exhibé en diffusant une vidéo
le montrant en plein exercice de rafraîchissement
capillaire. Une coupe au rasoir.
Cette vexation lamentablement orchestrée
répond au désir d’exprimer une tendance de fond
que Bolsonaro avait résumée quelques heures aupa-
ravant, durant la même journée, en faisant de Jean-
Yves Le Drian le porte-drapeau d’un multilatéra-
lisme qu’il exècre : « Il ne devra pas me manquer de
respect. Il devra comprendre que le gouvernement du
Brésil a changé. La soumission des précédents chefs
d’Etat envers le premier monde
n’existe plus. » Il n’est vraiment
pas sûr que ce genre de saillies,
affirmation d’une forme de viri-
lité ostentatoire très en vogue
depuis l’accession au pouvoir
de Donald Trump, contribue
au rayonnement du Brésil. Mais
l’épisode, loin d’être seulement
anecdotique, traduit le dérèglement complet des rela-
tions diplomatiques, le mélange actuel entre les mou-
vements d’humeur, habituellement indignes du rang
de chef d’Etat, et l’affirmation d’une ligne politique
arrogante et dérégulatrice qui prend pour cible le rôle
normatif des pays régulateurs.
Retenons-en l’idée du « premier monde ». Ce
terme désignait naguère les nations démocratiques,
fortement développées et technologiquement avan-
cées, qui se différenciaient du « second monde »,
défini par les pays variablement industrialisés du
bloc communiste, et du « tiers-monde », expressioninventée par l’économiste français Alfred Sauvy.
Oubliez tout cela. Le « premier monde » dont parle
le populiste anti-écologique Bolsonaro est celui qui,
dans son esprit, est révolu, qu’il ne faut pas hésiter
à malmener, celui qui s’accroche encore aux négo-
ciations internationales, aux causes universelles, à
la maîtrise du réchauffement global.C
’est sur ce dernier sujet qu’Emma-
nuel Macron est intervenu auprès de
son homologue brésilien, lors du G
d’Osaka, en juin, pour lui rappeler fer-
mement que le Brésil avait signé l’ac-
cord de Paris sur le climat (2015) et que cette signature
devait être respectée. Le président français a même
fait de cet engagement une condition pour que soit
mis en application le traité de libre-échange entre
l’Union européenne et les quatre pays latino-amé-
ricains du Mercosur – Argentine, Brésil, Paraguay,
Uruguay (la Bolivie est en cours d’adhésion) –, qui
doit encore être ratifié. Car ce traité est fortement
contesté par les agriculteurs français (à l’instar du
Ceta, conclu avec le Canada) en raison des facilités
qui seront ainsi offertes aux exportateurs argentins
ou brésiliens pour inonder le marché européen avec
des produits de moindre coût et soumis à des normes
de qualité inférieures.
Même si la France peut en escompter de larges
bénéfices (elle est le deuxième fournisseur du Mercosur
derrière l’Allemagne, avec 6 milliards d’euros de biens
et 3 milliards de services), la contestation porte en par-
ticulier sur le fait que l’agriculture latino-américaine
est une des moins durables du monde, avec des cri-
tères environnementaux devenus inacceptables. La
cause écologique est désormais un enjeu majeur des
relations internationales, qui relègue la posture pathé-
tique du climatosceptique Bolsonaro, grand accéléra-
teur de la déforestation du Brésil et défenseur du tra-
vail des enfants, à un monde archaïque.Le « premier
monde » est,
dans l’esprit
de Bolsonaro,
révoluChristian Makarian est directeur de la rédaction délégué
à L’Express et éditorialiste.AFFAIRES ÉTRANGÈRES, PAR
CHRISTIAN MAKARIAN
ENTRE PARIS ET BRASILIA,
LA GUERRE DES MONDES