OPINIONS
16 L’ E X P R E S S 14 AOÛT 2019
L
a population turcophone s’étend sur près de
10 000 kilomètres du nord de la Chine – d’où
les premières tribus turques sont originaires –
jusqu’à l’Europe occidentale, en passant par
le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan,
l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. Au cours des
migrations qui les ont conduits jusqu’à la Turquie
contemporaine, les peuples turcs ont turquifié les
zones conquises. Un habitant de Turquie d’Europe
- la région d’Istanbul – peut comprendre un Ouïgour
chinois. La région autonome du Xinjiang, dans
l’extrême ouest de la Chine, compte 14 millions de
musulmans, dont 11 millions de Ouïgours, minorités
turcophones et musulmanes sunnites.
Couvrant 1,6 million de kilomètres carrés, le
Xinjiang dispose d’un sous-sol riche, notamment
en terres rares, et constitue la porte d’entrée vers les
ex-républiques soviétiques, qui présentent un inté-
rêt stratégique majeur pour Pékin. Depuis dix ans,
l’opposition entre l’Etat chinois et les aspirations
islamo-nationalistes des Ouïgours a conduit à la
« sécurisation » du Xinjiang. L’ONG Human Rights
Watch souligne que « le gouvernement chinois a
soumis les musulmans du Xinjiang à la détention
arbitraire à une échelle massive, à un endoctrinement
politique forcé, à des restrictions de la liberté de circu-
lation, ainsi qu’à l’oppression religieuse ». Des cours
d’éducation aux lois sont dispensées aux Ouïgours
suspects de « délits » religieux, comme participer
aux prières collectives, possé-
der une édition du coran non
approuvée par le gouverne-
ment, ou encore enseigner les
traditions musulmanes à ses
enfants. Plus de 1 million de
musulmans seraient détenus
dans ces « camps d’éducation
politique ». Pékin veut imposer
les coutumes chinoises et désis-
lamiser cette population. Les
séances d’endoctrinement se
généralisent. Des tuteurs sont
imposés aux familles pour leur
apprendre à vivre à la chinoise
et, bien sûr, à manger du porc.
Le régime chinois expérimente,
grâce à l’intelligence artificielle,
des technologies de surveillance
hautement sophistiquées sur les
musulmans ouïgours, et le New
York Times a révélé la construction d’une gigantesque
base de données ADN pour identifier et surveiller les
musulmans. L’ambition impériale chinoise s’organise
autour d’une « nouvelle route de la soie » qui reliera
l’Eurasie et l’Afrique et permettra à la Chine d’étendre
son modèle économico-politique.
D
ans le monde bipolaire qui émerge, Chine
et Etats-Unis exigeront des autres pays
qu’ils choisissent leur camp. Le 17 juillet,
Human Rights Watch a déploré qu’en
dépit des exactions contre les musulmans,
14 pays musulmans (l’Algérie, l’Arabie saoudite, le
Bahreïn, l’Egypte, les Emirats arabes unis, le Koweït,
Oman, le Pakistan, le Qatar, la Somalie, le Soudan, la
Syrie, le Tadjikistan et le Turkménistan) ont signé
une déclaration de soutien à la politique chinoise au
Xinjiang et fait l’éloge des « mesures de lutte contre
le terrorisme et la déradicalisation au Xinjiang »
ayant conduit à un « sentiment plus fort de bonheur,
d’épanouissement et de sécurité ». Le monde musul-
man, qui a intégré le fait que la Chine devient un
leader mondial, a largement choisi son camp, quitte
à sacrifier les populations musulmanes chinoises.
Lorsque la France réglemente le voile à l’école,
le monde arabo-musulman est choqué et révolté,
lorsque la Chine interne ses minorités musul-
manes, de nombreux pays musulmans louent la
sagesse chinoise. L’umma, la communauté des
croyants musulmans, est bien fragile face aux enjeux
géopolitiques. Logiquement, la Turquie, qui protège
son « empire linguistique », est le seul pays musul-
man à protester vigoureusement contre la politique
chinoise au Xinjiang.
Chirurgien, énarque, entrepreneur,
Laurent Alexandre est aujourd’hui business angel.
L’umma est
bien fragile
face aux
enjeux
géopolitiques
DEMAIN SERA VERTIGINEUX, PAR
LAURENT
ALEXANDRE
LE MONDE
MUSULMAN SE COUCHE
DEVANT LA CHINE