L\'Express - 14.08.2019

(Nandana) #1

14 AOÛT 2019 L’ E X P R E S S 77


CELUI QUI EST
INTERVENU
150 FOIS EN
UN AN DANS
LES MÉDIAS
FUT UN
ENFANT QUI
AVAIT DU MAL
À S’EXPRIMER

A Jean-Paul Leduc, secrétaire général de la région des
Pays de la Loire, et à quelques autres qui lui proposent un
poste dans cette structure, l’un des étages supérieurs après
l’union locale, il rétorque : « Vous êtes dingues! » Il y va, bien
sûr, suit Repères, une formation régionale destinée aux per-
manents, visite un département tous les trois mois, refait le
monde dans les bars à bière du Mans et d’ailleurs. Les soi-
rées, les fêtes, les virées, ça compte beaucoup.
Avec François Chérèque, il commence aussi par un
non. En 2002, l’assistante du nouveau secrétaire général
lui propose de suivre les cours de l’Institut des hautes
études de l’entreprise. Il faut parler anglais. Il refuse. Se
fait engueuler par Jean-Paul Leduc, et se ravise.
Le 13 juin 2003, il succède à ce mentor à la tête de sa région
de cœur. Il demande au sortant de rester. L’homme, sage,
lui répond : « Un jour, tu auras envie que je parte. » Berger
poursuit sa croissance. Il appartient désormais au bureau
national de la CFDT, le parlement de la centrale. Quand il
parle, on l’entend. Il succède à Leduc, et Leduc,
à la CFDT, ce n’est pas rien : une stature, à la
fois théoricien et homme de terrain, produit
d’une région influente dans l’univers cédétiste.
En cette fin de printemps 2003, la CFDT
est minée par la réforme des retraites du gou-
vernement Raffarin. Chérèque a jugé le « com-
promis acceptable », car il permet aussi à ceux
qui ont commencé à travailler très jeunes de
partir avant 60 ans (à l’époque, c’est l’âge
légal). Cela passe très mal dans la maison.
Berger défend la réforme, à fond. Il recon-
naît des maladresses de communication,
mais refuse d’en faire le prétexte à un rejet du
texte. Gaby Bonnand, alors patron de la région
Bretagne et son aîné, raconte : « Il prend du
poids, il prouve qu’il est à la hauteur de Leduc, de la région
et de cette histoire. Il monte au créneau pour défendre la
réforme, se paie des réunions violentes, aux limites de la
bagarre physique. » Il se fait engueuler, apprend la confron-
tation, le métier rentre.
Cela n’échappe pas à Chérèque. Gaby Bonnand : « Je ne
veux pas faire parler François [décédé le 2 janvier 2017], mais
j’ai la conviction qu’il pense déjà à lui pour sa succession,
dès 2003. » En mai 2008, Berger rend visite au secré-
taire général à Paris. La conversation se termine, les deux
hommes sont dans le couloir. « Au fait, il faut qu’on parle
d’un truc », dit Chérèque. Ils reviennent dans le bureau.
Le truc? « Tu dois monter à la CE. » C’est la commission
exécutive, le gouvernement de la confédération. C’est
non, Berger ne veut pas. En juillet 2009, il arrive à la CE. Le
28 novembre 2012, il succède à Chérèque. Il aura eu trois
ans pour faire son apprentissage. Chérèque, lui, n’avait
disposé que de six mois. Il en avait souffert.
Laurent Berger n’a pas effacé le numéro de son prédé-
cesseur dans son portable. Il ne veut pas perdre ses SMS.
Il l’a accompagné dans ses derniers moments. De lui, il a


hérité un goût prononcé du collectif, une proximité avec
les militants. De Nicole Notat (à la tête de la confédération
de 1992 à 2002), il admire le courage physique et politique ;
c’est cet exemple qui justifie son engagement syndical.
Avec Edmond Maire, charismatique leader du syndicat
de 1971 à 1988, il partage l’intérêt pour les sujets de société.
Jusqu’à son décès, le 1er octobre 2017, il lui rend visite plu-
sieurs fois par an. Maire trouve que la CFDT n’en fait pas
assez pour défendre les plus malheureux des malheureux.
Berger est le porteur de cette histoire, un maillon dans
la chaîne du cédétisme. Rien ne vaut la visite de terrain
pour comprendre ce syndicalisme, une théorie et une
pratique. Une fois par semaine, au minimum, Laurent
Berger rend visite aux militants, boîte privée ou publique.
A Paris, la mission no 1 de son assistant politique, Luc
Martinet, l’équivalent d’un chef de cabinet, est d’organi-
ser ce rendez-vous essentiel. Le 13 juin, c’est Fleury Michon,
2 900 salariés dans le bocage vendéen. La CFDT y est majo-
ritaire, elle a signé un accord avec l’employeur
pour pérenniser des emplois moyennant
des concessions. C’est la faute des nitrites,
les consommateurs n’en veulent plus,
Elise Lucet est passée par là ; sans nitrites,
le jambon se conserve moins longtemps,
il faut travailler le samedi. Alors la CFDT a
accepté une baisse de la majoration du paie-
ment des salariés pour ce jour-là. L’accord
s’appelle Renaissance ; il s’agit surtout de ne
pas mourir. A la CFDT, on sait bien qu’aucune
boîte n’est éternelle, que, tout Fleury Michon
qu’on soit, on peut être licencié. La CGT et
certains salariés n’y voient qu’une ruse patro-
nale. Il y a eu des insultes, une séquestration.
En décembre prochain, des élections d’entre-
prise seront le juge de cette guerre.
Laurent Berger, lui, a tranché : « Ici, ce que vous avez fait,
c’est le boulot CFDT dans l’absolu. Ce n’est pas celui d’une
direction bis, ce n’est pas de détourner la tête face aux diffi-
cultés. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est celui-ci : essayez
de convaincre les salariés que vous avez raison. Retourner
dans les ateliers quand on s’est fait taper, c’est dur, mais il faut
le faire. Ceux qui aboient ne sont jamais ceux qui avancent
concrètement. » A Pouzauges, les militants se sentent mieux.

Acte III
POURQUOI LAURENT BERGER SE FÂCHE TOUT ROUGE
QUAND UN PRÉSIDENT LUI RÉSISTE

Dans Le Monde daté du 5 mars, Laurent Berger pose au côté
de Nicolas Hulot. Tous deux présentent un pacte pour le
pouvoir de vivre, 66 propositions pour le social et l’écologie,
que leurs organisations signent avec 17 autres. A l’Elysée, le
président de la République s’énerve : Berger s’affiche au côté
de cet ancien ministre qui ne cesse de le critiquer. A Ivry, le

Laurent Berger, l’incompris

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