L\'Express - 14.08.2019

(Nandana) #1

78 L’ E X P R E S S 14 AOÛT 2019


premier secrétaire du PS s’inquiète. Ivry, c’est le siège de ce
qu’il reste du parti de François Mitterrand. Olivier Faure se
demande si Berger ne vise pas... la présidentielle.
Non, le secrétaire général de la CFDT ne va se présenter
à aucune élection. François Hollande, orfèvre en cette
matière, livre son diagnostic : « Berger est un leader
syndical qui maîtrise les règles de la politique, mais il ne
veut pas changer de terrain et encore moins être un acteur
partisan. Ses propositions, il les met à la disposition de
tous. » Le premier syndicat de France se mêle de tout. De
la vie au travail, c’est la base, mais aussi de la précarité, des
femmes isolées et des autres, des pauvres, des immigrés,
de la mondialisation, de l’Europe, de l’environnement,
de la gouvernance des entreprises, etc. « Une part de lui est
engagée dans son organisation et une part de son cerveau
est mise à la disposition du pays », résume Geoffroy
Roux de Bézieux, président du Medef.
Et cette seconde moitié est ambitieuse, aux limites
de la prétention. Berger veut transformer le pays – il
utilise le même mot que Macron. Combattre le popu-
lisme, les extrémismes. Comme Macron. Son ennemi,
c’est le Rassemblement national. Comme Macron. Il
sait que les syndicats peuvent mourir. Comme Macron
l’a compris pour les partis. Et de cette com-
munauté de vues naît la divergence. Oui, ils
sont d’accord sur bien des points, mais le
chef de l’Etat ne comprend pas ce syndicat
qui s’intéresse autant à la vie publique. Et
Laurent Berger a du mal à admettre qu’on ne
l’utilise pas davantage pour améliorer le sort
des Français. Lui qui a des idées, du courage,
et s’appuie sur un appareil militant centra-
lisé et cohérent. Isabelle Mercier, membre
du bureau national et amie de Berger depuis
le collège, raconte comment chacun, au
sein de l’organisation, endosse cette
exigence aiguë. « L’ambition de Laurent
est si puissante que nous sommes parfois
sous pression : nous adhérons tellement
au projet que nous sentons peser sur nous une lourde
responsabilité. Laurent a beau nous dire qu’on est juste
de passage, nous conseiller de prendre des vacances, de
décompresser... » Finissons sa phrase : quand on est à la
CFDT, on sait qu’on doit sauver le monde. Et vite. Berger
est impatient, il anticipe beaucoup, arrive toujours à
l’heure et ne supporte pas le retard des autres.
Cette hyperimplication est aux origines de son duel avec
Emmanuel Macron. La relation commence pourtant sous
les meilleurs auspices. Nous sommes en 2012. Le futur pré-
sident est secrétaire général adjoint à l’Elysée depuis le mois
de mai ; Berger prend la tête de la CFDT le 28 novembre. Ils
se sont déjà croisés, mais font vraiment connaissance à la
fin de l’année. Berger est un garçon sans chichis, Macron est
direct, sympa. Le courant passe très bien. Il devient alterna-
tif quand l’ex-conseiller de l’Elysée est nommé à Bercy, en

août 2014. Travail du dimanche, indemnités prud’homales,
le syndicaliste sent bien que le nouveau ministre de l’Eco-
nomie est plus libéral que le chef de l’Etat. Il y a pire : Berger
reproche à Macron d’avoir cherché (en vain) à revenir sur
un arbitrage, justement sur le travail dominical, au cours
de l’élaboration de la loi qui porte son nom.
Une autre loi, celle défendue par Myriam El Khomri,
ministre du Travail de 2015 à 2017, pour faciliter la négo-
ciation dans l’entreprise, creuse encore les désaccords.
Pendant les premières années du quinquennat, Berger a
mangé du caviar tous les jours. Hollande n’a pas de majorité
pour mener ses réformes, il a besoin du soutien de la CFDT.
Le syndicaliste obtient des droits pour les salariés, souvent
en compensation de mesures de flexibilité favorables aux
patrons. L’ensemble est « équilibré », les salariés sont
« accompagnés ».
La CFDT est contente, elle adore ces deux adjectifs.
« Laurent Berger a montré qu’il savait prendre ses respon-
sabilités. Il n’a jamais manqué à un engagement dès lors
qu’il l’a pris en connaissance de cause. Il a toujours respecté
ce qu’il a dit », détaille l’ancien chef de l’Etat. Hollande fait
confiance à Berger, y compris sur les sujets internationaux
ou sur le mariage pour tous. Quand les partenaires sociaux
signent un accord sur les retraites complé-
mentaires, en octobre 2015, il prend la peine
de l’appeler, lors d’un déplacement en Islande
sur le réchauffement climatique, pour le féli-
citer. Berger n’est pas dupe, il sait le côté très
politique de ce président, son extrême sensibi-
lité au rapport de force. Il sait que Hollande ne
dit jamais oui, que l’on peut quitter son bureau
sans savoir ce qu’il pense. Mais il engrange.
Le mercredi 17 février 2016, une réunion se
tient à l’Elysée, avant le Conseil des ministres,
pour arbitrer le contenu de la loi El Khomri.
Autour de François Hollande et de Manuel
Valls (Premier ministre), Myriam El Khomri,
Emmanuel Macron et Michel Sapin (ministre
des Finances). Plusieurs options sont discu-
tées. El Khomri et Sapin défendent une version compatible
avec la ligne CFDT ; Valls et Macron, une version plus libérale.
Au nom du choc sur l’économie alors recherché, le président
de la République tranche en faveur de ces derniers. Autour
de la table, la question se pose : qui va prévenir Laurent?
Tous anticipent la colère du syndicaliste. Il ne les déçoit
pas. La CFDT est déjà bouleversée par le projet de déchéance
de nationalité lancé fin 2015. Durant cette période, Berger
appelle le président une dizaine de fois pour lui dire tout
le mal qu’il pense de cette idée. Alors, sur les questions du
travail, il n’a pas envie d’être tendre. Le rapport de force
lui est favorable : le président fait tout pour récupérer son
partenaire de réforme. Le 23 février, il se trouve au Pérou,
toujours pour le climat. Depuis Lima, il téléphone à Laurent
Berger. « A quelles conditions acceptez-vous de débattre
d’une seconde mouture? » demande-t-il au syndicaliste

« BERGER
MAÎTRISE LES
RÈGLES DE
LA POLITIQUE,
MAIS IL
NE VEUT
PAS ÊTRE
UN ACTEUR
PARTISAN »

le récit de

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