L\'Express - 14.08.2019

(Nandana) #1

14 AOÛT 2019 L’ E X P R E S S 95


l’express Comment analysez-vous le malaise du personnel
hospitalier?
Cynthia Fleury Les professionnels sont visiblement
exténués par la multiplicité des dysfonctionnements
qui frappent l’hôpital public français. Nous sommes
bien au-delà du simple défaut de gestion. Avec l’entrée
en crise profonde de l’école et de la justice, les urgences
sont le dernier bastion de la confiance dans les insti-
tutions. A l’hôpital, la tarification à l’acte et quantité
d’autres procédures de gestion, sans parler de la sup-
pression des lits, ont tendu à
détacher le management de
la finalité du soin.


Vous êtes l’auteur d’un essai
sur la singularité de l’individu,
Les Irremplaçables*. Prend-on
encore assez en compte
le caractère unique de chaque
patient?
C. F. Non. Et toutes les insti-
tutions de la République sont
touchées par ce problème.
Soigner, c’est rendre capaci-
taire. D’ailleurs, si on élargit la
focale, le grand acte de la démocratie, c’est
soigner et éduquer. Et l’hôpital constitue
l’un des grands territoires de la régulation
politique. Aujourd’hui, comme on le voit
avec les nombreux burn-out de soignants, on se rend
compte que l’institution hospitalière fait du mal à ses
personnels, à force de logique comptable laissée sans
contrepoids. Parallèlement, dans la relation qu’elle
entretient avec les patients, une certaine médecine
ne prête pas assez attention à la dimension holistique,
c’est-à-dire complète, englobante, de l’individu.


Comment « soigner » l’hôpital?
C. F. En le remaillant avec un écosystème du soin
plus global. Les associations de patients et les chaires


« Le grand acte de


la démocratie, c’est soigner »


Cynthia Fleury dirige une chaire de philosophie au GHU Paris.
Elle revient sur la crise de l’hôpital public.
Propos recueillis par Alexis Lacroix

universitaires ont transformé son organisation en fai-
sant appel à des ingénieurs, des designers, des archi-
tectes, des informaticiens, et ont permis de rega-
gner du temps et de l’efficacité pour la médecine et
les soignants en tant que tels. Il est intéressant de
noter que ces professions ont une autre conception,
moins économique et financière, de la vulnérabilité.
Avec l’Ecole des mines de Paris, l’agence de design les
Sismo et la chaire de philosophie que je dirige au GHU
Paris, « Psychiatrie et Neurosciences », nous travail-
lons sur une approche diffé-
rente de la vulnérabilité, sur
la façon dont elle peut être un
lieu d’invention de nouvelles
normes de vie et d’usages.

A quel moment a-t-on
commencé à considérer
l’hôpital comme un instrument
thérapeutique?
C. F. Au XVIIIe siècle, nous
apprend Michel Foucault.
C’est durant le siècle des
Lumières, après l’incendie de
l’Hôtel-Dieu, en 1722, qu’ont
eu lieu plusieurs campagnes thérapeu-
tiques. Avant de devenir cet instrument
technique du soin, l’hôpital était le lieu
où l’on mettait à l’écart ce qui était consi-
déré comme un danger pour la société : la misère, la
maladie, la mort... Le philosophe français a montré
qu’au travers de son action sur les maladies cette insti-
tution est soit un « accélérateur » de bonnes pratiques,
soit – comme le montrent notamment les fameuses
« infections nosocomiales » – un élément pathogène.
La réflexion architecturale doit contribuer à faire
reculer les dynamiques potentiellement pathogènes
de l’hôpital.

* Gallimard

C. HELIE/GALLIMARD Cynthia Fleury,
chercheuse, est
notamment connue
pour ses travaux
sur la démocratie.
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