Temps - 2019-08-10-11

(Grace) #1
LE TEMPS SAMEDI 10 AOÛT 2019

12 Sport


LAURENT FAVRE
t @LaurentFavre


Cet été, le football français a perdu
André Menaut et ne s’en est même
pas rendu compte. La mort, le 15 juil-
let à l’âge de 81 ans, de l’ancien entraî-
neur  des Girondins de Bordeaux
entre  1974 et 1976, puis de diverses
équipes semi-professionnelles aqui-
taines, n’a pas troublé le premier
anniversaire du second titre mondial
des Bleus. André Menaut était aussi,
certains diront surtout, un universi-
taire réputé, doyen de la Faculté de
sport de Bordeaux. Lui défendait
l’idée que l’on pouvait être les deux,
un grand intellectuel et un grand
connaisseur du football. «Il était le
meilleur théoricien que l’on a eu en
France», dit son ami et disciple Jean-
Marc Furlan, entraîneur de l’AJ
Auxerre. «Sur la préparation athlé-
tique, il avait dix ans d'avance, affine
son ancien joueur Daniel Jeandu-
peux, mais il était controversé parce
qu'il faisait un peu peur».
Les titres de ses livres ont de quoi
passionner la nouvelle génération
d’amateurs de football: L’Intelligence
tactique
, Le Réel et le possible dans
la pensée tactique
, et le dernier,
publié en 2017 et qui compile vingt
ans d’enseignement et de recherche,
Football et Humanisme. André
Menaut aurait pu être le Victor Frade
français. Ce rendez-vous manqué a
ravivé une vieille question, lanci-
nante à force de rester sans réponse:
pourquoi dans ce pays où l’on peut
discourir durant des heures de n’im-
porte quel sujet, y a-t-il si peu de gens
capables de parler brillamment de
football? Pourquoi le football fran-
çais n’est-il pas capable de produire
un Guardiola, un Bielsa, un Menotti,
un Cruyff? Les anciens diront qu'il
y a eu Albert Batteux mais il n'a pas
fait école.


«Personne pour théoriser,
personne pour écouter»

Ce n’est pas qu’une question de
style de jeu, parce qu’il n’y a pas non
plus en France de Diego Simeone.
Dans ce monde de pragmatiques, on
trouve bien quelques ambitieux
(Guillou, Furlan, Suaudeau), souvent
marginalisés, mais pas d’idéologues,
ce qui surprend dans un pays qui
peut être malade de son dogma-
tisme. Dans les émissions consa-
crées à l’actualité du football, on
s’emporte, on polémique, mais la
pensée ne s’élève pas. Personne n’in-
tellectualise. Surtout pas les entraî-
neurs, qui semblent se méfier de la
parole, en témoigne l'attitude de
Corinne Diacre lors de la récente
Coupe du monde féminine. Même
les meilleurs, Zidane, Deschamps,
Wenger, rechignent à verbaliser, et
ceux qui s'y emploient (Puel,
Dall’Oglio) n'ont pas toujours les
mots à la hauteur des idées. Le foot-
ball à la française n’est servi par
aucun discours réellement étayé.
La question pourrait sembler inu-
tile à beaucoup. Après tout, la France
est championne du monde et vend
ses joueurs partout. C’est vrai. Mais
elle exporte peu ses entraîneurs, ses
clubs voyagent mal dans les ligues


En France, une méthode mais pas de discours


FOOTBALL La Ligue 1, qui reprend ce week-end, brille par sa capacité à sortir des jeunes joueurs de talent et son incapacité à produire une parol

Pourquoi dans ce pays où l’on peut discourir durant des heures de n’importe quel sujet, y a-t-il si peu d’entraîneurs capables de parler brillammen

européennes, sa Ligue 1 est très
pauvre en idées et quatre de ses cinq
meilleurs clubs (PSG, Lyon, Monaco,
Marseille) s’en remettent cette saison
à des coachs étrangers, dont Leo-
nardo Jardim, qui cite Edgar Morin.
Ultime pied de nez, Waldemar Kita
le spécialiste en France de «l’entraî-
neur jetable» (13 en 11 saisons) vient
de confier ce qu’il reste du FC Nantes
à «l’intello» Christian Gourcuff, à
48 heures de la reprise et après avoir
offert le poste à Luis Fernandez et
Gennaro Gattuso, ce qui en dit long
sur sa conception de l’identité de jeu.
«Le constat actuel est effectivement
très pauvre», confirme l’écrivain et
professeur de philosophie Thibaud
Leplat, auteur de Football à la fran-
çaise et, plus récemment, de La Magie
du football. Pour une philosophie du
beau jeu. «Il n’y a quasiment personne
pour consentir non seulement à théo-
riser mais aussi à écouter la théorie.
Quelques romanciers s’y essaient
mais ils se contentent de décrire des
expériences subjectives, hors de
toute ambition de connaissance. [De
leur côté], les entraîneurs français
peinent à concevoir le jeu comme un
texte à interpréter (c’est pourtant une
idée de Ricœur). Ils préfèrent le consi-
dérer comme un objet d’expérience
scientifique (héritage du positivisme),
peut-être par peur d’être obligés d’ad-
mettre que le réel les dépasse, que le
football est beaucoup trop grand pour
être pensé objectivement. C’est peut-

être cela, un excès de cartésianisme,
qui a rendu inerte notre regard sur
le football.»

Il ne fait pas bon être
un «docteur»
Alors pourquoi? D’abord parce que
le football a tardé en France à être
reconnu comme une pratique sociale
digne d’intérêt. Longtemps, il n’a été
que le sport d’«en bas». Il n’est
auréolé d’aucun prestige. Si Albert
Camus  a joué gardien de but et
Jacques Derrida rêvé d’être footbal-
leur professionnel (tous deux en
Algérie, d’ailleurs), aucun n’a réelle-
ment écrit sur le sujet. Le corps d’un
côté, l’esprit de l’autre, classique
séparation française. «Globalement,
les footballeurs ne vont pas à l’uni-
versité, et le football lui-même y entre
tardivement, dans des branches elles
aussi peu prestigieuses où trônent
déjà des sports plus classiques,
comme l’athlétisme, et des approches
plus simples. Les sports collectifs en
général et le football en particulier
sont très difficiles à modéliser, à
conceptualiser. Un taux de lactate,
cela se mesure plus facilement...»,
résume le sociologue Pierre Escofet,
qui tient notamment une chronique
dans  Le Temps.
Loin d’être complexé, le football
nourrit en retour un égal mépris
pour ceux qu’il nomme «les doc-
teurs». Les entraîneurs issus du
monde de l’enseignement doivent

d’abord se défaire de l’étiquette du
«petit prof», synonyme d’un savoir
purement, et inutilement, théorique.
Le terme d’«intellectuel du football»
est donc doublement dépréciatif
puisque aucune entité ne reconnaît
l’autre et que celui qui en est affublé
ne passe ni pour un véritable intel-
lectuel ni pour un vrai connaisseur
du football. Au pays de Guy Roux,

éleveur de champions comme
d’autres de pouliches, règne l’idée
que «seuls ceux qui ont joué savent».
Cette pensée naît dans l’entre-deux-
guerres de la volonté  de Gabriel
Hanot et Georges Boulogne, figures
tutélaires des entraîneurs de football
en France, de favoriser la reconver-
sion des anciens joueurs, selon l’his-
torien lorrain Laurent Grün, auteur
d’une thèse intitulée  Entraîneur de
football: histoire d’une profession de
1890 à nos jours . L’Amicale des entraî-
neurs diplômés (qui donnera nais-

sance en 1977 au syndicat Unecatef )
est la plus vieille association d’acteurs
du football en France. Elle se dis-
tingue à partir des années 1960 par
un corporatisme militant, lorsque le
football français est traversé par une
lutte idéologique d’une rare virulence
entre la Direction technique natio-
nale (DTN) et la presse (notamment
le mensuel Miroir du football ).

«Dans les années 1960, tout ce qui
venait de l’étranger était mieux, se
souvient Gilbert Gress. Georges Bou-
logne a eu raison de vouloir protéger
les entraîneurs français.» Arrivé à
Bordeaux en 1975, Daniel Jeandupeux
se rappelle avoir été marqué par deux
choses: «le rejet total de ce qui était
extérieur et le poids des présidents.
En France, le président est souvent la
figure centrale, y compris pour parler
de football. Cela laisse peu de place à
l'entraîneur.» Celui-ci est invité par
son syndicat à mieux communiquer

L’actuel entraîneur des Bleus, Didier Deschamps, pas très loquace, lors d’une conférence de presse sur les préparatifs à l’Euro 2020. Dans le football français, l’esprit de groupe semble primer la rhétorique. (FRANCK FIFE/AFP

«Les entraîneurs français

préfèrent considérer le jeu

comme un objet d’expérience

scientifique (héritage du

positivisme). C’est peut-être

cela, un excès de cartésianisme,

qui a rendu inerte notre regard

sur le football»
THIBAUD LEPLAT, ÉCRIVAIN ET PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

Le terme d’«intellectuel du football»

est donc doublement dépréciatif puisque

aucune entité ne reconnaît l’autre et que

celui qui en est affublé ne passe ni pour

un véritable intellectuel ni pour un vrai

connaisseur du football
Free download pdf