Temps - 2019-08-10-11

(Grace) #1
SAMEDI 10 AOÛT 2019 LE TEMPS

Sport 13

à la hauteur.

de football?

A la mort d’André Menaut, le 15 juillet dernier,
l’entraîneur de l’AJ Auxerre Jean-Marc Furlan fut
l’une des rares personnalités du football français
à rendre un hommage appuyé à celui qu’il consi-
dérait comme «un ami et un mentor». Resté en
Ligue 2 après avoir promu ce printemps le Stade
Brestois parmi l’élite, celui qui se décrit parfois
comme «le vilain petit canard» de sa corporation
jette un regard sans concession sur le microcosme
des entraîneurs français. Un milieu qu’il défend
mais qu’il aimerait plus curieux et plus ouvert.

Comment le football français a-t-il
pu passer à côté d’un André
Menaut? Des gens comme Michel
Hidalgo ou Aimé Jacquet le
connaissaient et l’appréciaient. André Menaut a
entraîné deux ans Bordeaux et créé le centre de
formation des Girondins mais c’est vrai qu’il a
énormément souffert de n’avoir jamais été com-
plètement reconnu, ni par le milieu académique,
pour qui le sport était une matière vulgaire, ni par
le milieu du football, qui ne voyait en lui qu’un
«intello». Pour moi, c’est, de loin, le meilleur théo-
ricien que l’on a eu en France.

Pourquoi une telle défiance réciproque? Ce n’est pas
propre au football, cela existe dans beaucoup de
sports en France, à l’exception du handball qui
s’est beaucoup appuyé sur le monde enseignant.
Le problème du football, c'est qu’il suffit d’y jouer
un an pour croire que l’on comprend et prétendre
donner son avis. Le milieu s’est protégé en se refer-
mant sur lui-même avec, il faut le reconnaître,
une certaine facilité à décrédibiliser tous ceux
qui n’étaient pas du sérail. Le fossé s’est creusé
lorsque le football français a délivré son propre
diplôme d’entraîneur. Au Portugal, par exemple,
les entraîneurs doivent passer par l’université.
Nous, on s’est coupés de ce monde-là, on est deve-
nus très consanguins. Moi, j’en souffrais déjà
quand j’étais joueur, avec les collègues c’étaient
toujours les mêmes discussions, les mêmes idées.
Et puis à Bordeaux, André [Menaut] a commencé
à me parler de Jean Piaget, de Bernard Jeu... Ça

m’a passionné! Enfin un autre regard, enfin une
épaisseur, enfin une approche globale!

André Menaut a théorisé le besoin d’un «sens» allant
plus loin que le résultat et le classement. Vous avez
dit récemment dans une interview à «France Football»
que la jeune génération est de plus en plus sensible
à cet aspect. Nos vies sont toujours plus complexes,
on le voit avec les jeunes joueurs que l’on accueille.
On ne peut plus faire du football une fin en soi, il
doit être un repère structurant, s’accompagner
d’une éthique. Avec l’âge, un entraîneur a besoin
de se demander pourquoi il fait la même chose
depuis vingt-cinq ans, quel est le sens?

Le sens, qui n’est pas forcément le «beau jeu»... Sur-
tout pas! André Menaut insistait beaucoup là-des-
sus. Le sens n’est pas lié à l’esthétique et le beau
jeu est une notion trop fade, trop abstraite, qui
plus est difficile à définir. C’est plus une affaire
d’émotions et de sensations. Par exemple, le jeu
actuel de Liverpool n’est pas beau à voir mais il
fait vibrer et il correspond à quelque chose de
profondément ancré dans la culture de ce
club. Mettre en place du beau jeu réclame du
temps. Trois clubs en France ont su le faire:
Sochaux, Auxerre et Nantes; trois clubs forma-
teurs qui pouvaient travailler avec les mêmes
joueurs pendant dix ou quinze ans. Aujourd’hui,
ce n’est plus possible.

Pourquoi les clubs français peinent-ils à proposer du
sens? Il faut une approche multifactorielle mais
ce qui caractérise le football français, qui est le
plus taxé d’Europe, c’est une très grande précarité
économique des clubs, qui perdent de l’argent
alors qu’ils sont organisés selon une logique issue
du monde de l’entreprise. Nos présidents
cherchent à être crédibles sur le plan comptable
et pressent les entraîneurs de gagner le prochain
match. On ne fait rien de durable sans une vision
plus profonde, à long terme. A côté de cela, le foot-
ball français a tout de même façonné des entraî-
neurs merveilleux, comme Hidalgo, Jacquet et
Deschamps, même si le football de sélection est
à part. Notre plus belle réussite, c’est l’intégration
des anciennes colonies qui nous permet
aujourd’hui d’avoir les meilleurs joueurs du
monde. Il y avait 52 Français sélectionnés à la
Coupe du monde en Russie, vous vous rendez
compte?

On dit que la France produit des joueurs mais pas
d’équipes... Sur le plan des clubs, c’est vrai, nous
avons énormément de mal. J’ai connu l’époque où
l’on croyait que le football espagnol allait mourir,
et puis ce pays, l’un des plus pauvres sur le plan
des idées, s’est complètement transformé en
absorbant celles de Johan Cruyff. Aux Pays-Bas,
en Allemagne, gagner ne suffit pas. Nous, nous
avons pris un autre virage. Là encore, il y a plu-
sieurs facteurs et il est difficile de taper sur les
entraîneurs et même sur les dirigeants. Avec les
nouveaux droits télé, on espère se structurer pour
devenir plus viables économiquement, ce qui per-
mettra aux clubs d’être plus costauds et aux entraî-
neurs de penser à autre chose que de sauver leur
place.

Il y a de plus en plus d’entraîneurs étrangers. C’est
une bonne chose? Oui, bien sûr. D’une manière
générale, le mélange, les échanges et la diversité
sont autant de choses qui permettent de s’enrichir.
Moi, je défends la pluralité des styles et des
méthodes. A ce titre, je regrette encore le départ
de Lucien Favre, qui nous a beaucoup apporté.

On constate que ces entraîneurs étrangers s’adaptent
souvent assez vite au contexte français... Je suis
content que vous le souligniez. C’est vrai, et c’est
la preuve que l’analyse doit toujours être systé-
mique. ■ PROPOS RECUEILLIS PAR L. F.

REGARD L’entraîneur de l’AJ Auxerre Jean-Marc
Furlan estime que le football français, trop refermé
sur lui-même et pénalisé par sa précarité écono-
mique, peine à voir plus loin que le prochain match
à gagner

«Le milieu du football français est très consanguin»

et à se vendre dans les nouveaux
médias mais, cite Laurent Grün, «par
nature et par formation, le technicien
est un homme précis et réservé, peu
porté sur les déclarations intempes-
tives et le bavardage». Tout le portrait
d’Aimé Jacquet, que la presse pari-
sienne critique durement avant qu’il
ne remporte la Coupe du monde 1998.
A partir de 2000, relève l’historien,
chaque une de la revue L’Entraîneur
français  s'orne de cette citation de
l’entraîneur martyr: «La victoire de
l’équipe de France, c’est d’abord la
victoire des techniciens.»
La France, qui avance souvent par
à-coups, a peu évolué depuis. Quand
l’Italie fait une place à un Maurizio
Sarri, ancien cadre de banque,
quand l’Allemagne lie son destin à
celui de «la génération laptop», Ber-
nard Lacombe vole au secours de
Bruno Genesio à l’OL en attaquant
ses propres supporters, qui n’ont
«aucune compétence» parce qu’ils
n’ont pas joué. Le cas de l’entraîneur
lyonnais a cristallisé ce printemps
une querelle idéologique assez
excessive mais qui montrait bien que
les temps ont changé. Lui et ses col-
lègues doivent désormais accepter
que gagner ne suffit plus aux sup-
porters, que le charisme est une
compétence, qu’expliquer et
convaincre ne signifie pas s’exposer
et encore moins se corrompre. Au
pays de Descartes, il ne peut plus y
avoir de méthode sans discours. ■

JEAN-MARC FURLAN
ENTRAÎNEUR DE L’AJ AUXERRE

«On ne peut plus faire

du football une fin en soi,

il doit être un repère

structurant, s’accompagner

d’une éthique»

FLORENT TORCHUT, BARCELONE

Pep Guardiola n’a pas attendu de
s’asseoir sur un banc pour élargir sa
vision du monde au-delà du ballon
rond. Plaque tournante du Barça de
son mentor Johan Cruyff, «Pep» cher-
chait déjà l’inspiration vers d’autres
territoires. Il rendait alors régulière-
ment visite au poète catalan Miquel
Marti i Pol, dont il est un grand admi-
rateur et que lui avait présenté le
musicien Lluis Llach. «L’année où le
Barça a remporté sa première Ligue
des champions, Guardiola a lu le clas-
sique Belle du seigneur , indique Jordi
Punti, lauréat de plusieurs prix litté-
raires. L’héritage de Johan Cruyff a
été essentiel, mais Guardiola a été
pionnier en Espagne, car il y a une
vingtaine d’années les mondes du
football et de la littérature n’y étaient
pas associés.»

Photographes, écrivains,
penseurs...
Joueur, Pep Guardiola se rappro-
chera également du cinéaste et écri-
vain David Trueba, qui lui conseillera
des œuvres et l’accompagnera en 2006
à la rencontre du sage Marcelo Bielsa
en Argentine. Egalement ami de
Trueba, mais aussi des auteurs Ber-
nardo Atxaga et Luis Alegre, l’actuel
entraîneur du Barça Ernesto Valverde
a publié des chroniques dans El
País  ainsi que Medio Tiempo , un livre
de photographies. Amateur de cinéma
et d’échec, Valverde parle quatre lan-
gues, réalise des portraits en noir et
blanc et joue de la guitare à ses heures
perdues. Fin 2018, il a donné sa toute
première interview d’entraîneur du
Barça avec une seule condition: ne pas

parler de football! «Il est évident que
la photographie est une forme
d’échappatoire, témoigne Ernesto
Valverde au cours de ce passionnant
entretien. Mais ce n’est pas un hobby
pour moi, c’est quelque chose de très
sérieux dans ma vie.»
Si l’ancien entraîneur de l’Espanyol
Barcelone Quique Sanchez Flores est
également un gros lecteur, Pepe Mel

a lui carrément publié quatre romans
en marge de ses expériences sur le
banc. «J’ai toujours lu, depuis tout
petit, confie l’ancien coach du Rayo
Vallecano, du Betis Séville ou encore
du Deportivo La Corogne. Des auteurs
comme Jules Verne ou Alexandre
Dumas ont contribué à développer
mon imagination enfantine. D’autres
aujourd’hui nourrissent mes

réflexions et me permettent de pen-
ser par moi-même, de ne pas copier.
Le football ne se résume pas à gagner
ou à perdre, il est important selon
moi d’avoir une certaine curiosité, de
vouloir sans cesse apprendre de nou-
velles choses pour progresser. Nous,
Latins, avons besoin de voir la vie à
travers divers prismes, on aime com-
prendre le pourquoi du comment des
choses à travers différents moyens
d’expression.»
Si ce n’est plus tellement le cas
aujourd’hui, «le monde du football a
longtemps été lié à celui de la tauro-
machie et du flamenco, à une époque
où les joueurs se formaient dans la
rue», rappelle Pepe Mel. Le football
espagnol a peu à peu perdu son lien
avec la culture populaire mais il s’est
intellectualisé sous l’impulsion de la
Dream Team de Cruyff, puis du tiki-
taka de Pep Guardiola. «De cette tran-
sition a émergé un joueur raffiné, que
ce soit dans sa manière de traiter le
ballon ou de s’intéresser aux arts,
relève Jordi Punti, auteur notam-
ment de Tout Messi. Exercices de style.
La compréhension du football a cessé
d’être exclusive et autoréférentielle
pour se laisser influencer par des
éléments extérieurs.»
Ce bouleversement a évidemment
beaucoup à voir avec l’éclosion du
football léché qui a porté la Roja sur
le toit de l’Europe et du monde
entre 2008 et 2012. «En Espagne, la
construction est primordiale, juge
Pepe Mel, passé sur le banc de West
Brom en 2014. Il faut trouver le meil-
leur moyen. Nous entendons le foot-
ball comme un jeu créatif, alors qu’en
Angleterre on essaie de créer le désé-
quilibre en arrivant le plus rapide-
ment possible dans la surface de
réparation adverse, selon la tradition
du box to box .» Pour les esthètes espa-
gnols, le ballon rond se résume donc
à cette philosophie: «Je pense donc
je joue.» ■

En Espagne, la confrérie des esthètes

CONTREPOINT Depuis une ving-
taine d’années, le football espagnol
s’est intellectualisé sous l’impulsion
d’entraîneurs qui lisent, écrivent,
photographient et s’inspirent

INTERVIEW

L’entraîneur Pepe Mel est aussi romancier. Ici, avec l’un de ses livres. (INSTAGRAM/PEPE MEL)

Enfin de
la nouveauté
Réputée très
protectionniste,
la Ligue 1 compte
cette saison six
entraîneurs
étrangers, dont
quatre dans
les cinq plus gros
clubs. Le Portugais
André Villas-Boas
(OM) et le Brésilien
Sylvinho (Lyon)
rejoignent
l’Allemand
Thomas Tuchel
(PSG) et le
Portugais
Leonardo Jardim
(Monaco), déjà en
poste l’an dernier.
Un troisième
Portugais, Paulo
Sousa (ex-FC Bâle),
officie à Bordeaux
depuis le début de
l’année.
Le Slovène Luka
Elsner (Amiens) n’a
que 37 ans. Autre
signe d’ouverture,
deux entraîneurs,
Ghislain Printant
(Saint-Etienne) et
Julien Stéphan
(Rennes), n’ont pas
été joueurs
professionnels.
L.FE

MAIS ENCORE
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