Temps - 2019-08-10-11

(Grace) #1
PAR EMMANUEL GRANDJEAN
t @ManuGrandj

Chaque été, le galeriste allemand Max Hetzler
ouvre au public sa maison de famille perdue
dans la campagne au sud-ouest du pays. Un lieu
étonnant qui raconte une vie dédiée à l’art
contemporain depuis presque quarante-cinq ans

◗ C’est un petit bled typique qui réveille vos années
de cours d’allemand. Perdu dans la campagne entre
Cologne et le duché du Luxembourg, Weidingen
appartient au Land de Rhénanie-Palatinat, cette
région d’irréductibles catholiques au pays de Mar-
tin Luther.
Chaque été depuis 2013, c’est là que le galeriste
allemand Max Hetzler et sa femme Samia Saouma
organisent un mini-festival qui convoque aussi bien
les arts plastiques que la musique. Une manière de
varier les plaisirs par tous les sens. «C’est un endroit
un peu loin de tout. Surtout de Berlin, où se trouve
ma galerie, explique Max Hetzler. J’ai cherché une
idée qui me ferait revenir dans cette maison du
XIXe siècle appartenant à ma famille. Il y a dix ans,
j’ai donc installé dans mon jardin plusieurs sculp-
tures des artistes que je représente et que je collec-
tionne. Il y a six ans, j’ai créé une fondation pour que
ce lieu soit vivant toute l’année. J’ai construit une
guesthouse pour recevoir ici en résidence des
peintres et des sculpteurs, ainsi qu’une petite Kuns-
thalle, où j’expose une œuvre spécialement conçue
pour elle par l’un des artistes de la galerie.»

ÉCURIE DE STARS
Ouvert au public, Kunst in Weidingen anime ainsi
la vie du village et de ses 180 habitants jusqu’au der-
nier jour du mois d’août. Cet été, c’est Zhang Wei
qui fait l’événement. L’artiste chinois de 67 ans a
suspendu une peinture sur papier absolument
gigantesque qui se balance au gré du vent. Une
œuvre sur laquelle le musicien suédois Mats Gust-
fason improvise avec un sax alto une composition
puissante qui sonne comme un avertisseur de
paquebot. «J’adore le free-jazz. Pour moi, Mats
figure parmi les plus grands, reprend Max Hetzler
qui, malgré ses trois galeries – à Berlin, à Paris et,
depuis novembre 2018, à Londres –, ses participa-
tions à toutes les grandes foires d’art du monde et
son écurie d’artistes qui cartonnent (Jeff Koons,
Albert Oehlen, Christopher Wool, Thomas Struth,
Martin Kippenberger, Ai Weiwei), cultive le charme
de la discrétion.
Peu connu même des spécialistes, celui qui joue
dans la catégorie poids lourds du marché de l’art a
construit sa carrière à l’ancienne, sans précipita-
tion, en privilégiant la relation personnelle, la curio-

sité et la prise de risque avant l’argent. «J’ai toujours
voulu être galeriste. J’ai commencé à Stuttgart en


  1. La ville possédait un grand musée de beaux-
    arts et une excellente Kunstverein.» Là, il expose la
    jeune garde de l’époque: Mario Merz, Hanne Dar-
    boven, Ulrich Rückriem ou encore Rebecca Horn.
    Mais aussi les structures minimales de Donald Judd
    et le land art de Richard Long, que le curateur Kas-
    par König vient de faire découvrir au public alle-
    mand. En 1981, Max Hetzler organise Junge Kunst
    aus Westdeutschland
    avec des travaux de Günther
    Förg, Martin Kippenberger, Reinhard Mucha et
    Albert Oehlen. Rien que des futures superstars.
    «Stuttgart, c’était bien, mais la scène artistique se
    développait surtout à Cologne, où j’ai déménagé en
    1983 et que j’ai ensuite quittée pour Berlin en 1994.
    A partir de là, je me suis concentré sur les artistes
    américains et allemands.»


TEMPLE DE LA CONNAISSANCE
Les courants artistiques des années 70 avaient
parfois réduit l’œuvre à sa plus stricte définition. La
décennie suivante va chercher à se dégager de ce
carcan puriste. Après le calme, place à l’orgie. Albert
Oehlen se fait le chantre de la Bad Painting, Günther
Förg réussit l’alliance entre deux courants de l’abs-
traction qui s’observent depuis toujours en chien
de faïence: le minimalisme et l’expressionnisme. Il
décède en 2013 à Freiburg après avoir passé les der-
nières années de sa vie à Colombier, près de Neu-
châtel. A Weidingen, son galeriste va lui ériger une
sorte de temple de la connaissance, de l’autre côté
de la rue juste à côté de l’église.
La petite maison abrite l’une des trois biblio-
thèques de l’artiste allemand, qui rachetait systé-
matiquement tous ses livres à l’identique à chacun
de ses déménagements. Elle est aussi un lieu d’ex-
position dont les accrochages sont dédiés au travail
de peinture, de sculpture mais aussi photographique
de Günther Förg, avec des œuvres prêtées par ses
collectionneurs. «Les artistes que j’ai exposés à mes
débuts sont devenus célèbres, ont enseigné et ont
eu des étudiants. C’est à travers eux que j’ai connu
des nouvelles générations de créateurs.»

ESPRIT DE FAMILLE
L’histoire de Max Hetzler raconte ainsi une autre
époque où les rapports entre marchands et artistes
étaient sans doute plus simples et la pression com-
merciale moins forte. Le galeriste allemand a évolué
avec son temps, forcément. Il n’en cultive pas moins
cet esprit familial qui l’anime depuis presque qua-
rante-cinq ans.
Dans son jardin de Weidingen, il reçoit les jeunes
loups qu’il défend, comme la peintre franco-ita-
lienne Giulia Andreani, l’une des dernières arrivées
dans sa troupe. Tout en continuant à agrandir son
casting de signatures très confirmées. Cette année,
il a laissé les clés de ses deux espaces berlinois à Urs
Fischer. C’était la première fois que Max Hetzler
exposait l’artiste suisse dont raffole le milliardaire
français François Pinault et qui travaille avec Larry
Gagosian, le galeriste le plus puissant du monde. ■

Kunst in Weidingen, jusqu’au 31 août,
http://www.kunst-in-weidingen.ch

DE L’ART AU MILIEU


DE NULLE PART


«Les artistes que j’ai exposés à mes débuts

sont devenus célèbres et ont eu des

élèves. C’est à travers eux que j’ai connu

des nouvelles générations de créateurs»
MAX HETZLER, GALERISTE

Le galeriste Max Hetzler a transformé son jardin de Weidingen en lieu d’exposition avec une Kunsthalle et un parcours de sculptures (au premier plan, une œuvre de Rebecca Warren).
(CRÉDITS PHOTOS: COURTESY STIFTUNG ZUR FÖRDERUNG ZEITGENÖSSISCHER KUNST IN WEIDINGEN)

La gigantesque peinture sur papier de l’artiste chinois Zhang Wei exposée dans la Kunsthalle.

En haut: La petite maison qui abrite l’une des trois bibliothèques de l’artiste allemand
Günther Förg. En bas: Un drapeau de Darren Almond accroché contre la façade
de la maison de campagne de Max Hetzler.

LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 10 AOÛT 2019 EXPOSITION 19
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