Temps - 2019-08-10-11

(Grace) #1
LE TEMPS SAMEDI 10 AOÛT 2019

2 Récit du samedi


Coucher de soleil sur le premier hangar que l’Association RétroBus Léman a acquis à Moudon. (OLIVIER VOGEL


Vue aérienne des trois hangars de RétroBus à Moudon. (GOOGLE MAPS)


VALÈRE GOGNIAT
t @valeregogniat


Lorsque vous aurez fini de lire cet
article, vous pourrez ouvrir Google
Maps. Tapez «Moudon» et glissez vers
le sud de la ville, dans la zone indus-
trielle de La Pussaz. Vous découvrirez
alors un hangar blanc, ceinturé d’une
petite centaine de bus dormant pare-
chocs contre pare-chocs. De l’autre
côté de la route, l’autre entrepôt est
gris, mais des dizaines de géants de
fer y sont également entreposés. Et, à
350 mètres plus au nord, au bord de
la Broye, un troisième site affiche le
même spectacle.
Cet entassement peut faire sourire.
Mais, à Moudon, on n’en rigole plus.
Ces centaines d’antiquités appar-
tiennent à l’Association RétroBus
Léman, aujourd’hui en conflit avec la
municipalité. Cette dernière doit déci-
der, dans les semaines à venir, com-
ment elle entend définitivement s’en
débarrasser. Cela marquera l’épilogue
de cette invraisemblable histoire où la
passion dévorante d’un homme pour
les trolleybus se heurte à l’irritation
de certains politiciens moudonnois
excédés par ce qu’ils qualifient
d’«épaves polluantes». Le tout financé
à hauteur de centaines de milliers de
francs par la Loterie Romande.


Acquisition à prix modiques
Tout a commencé en 2001, à Lau-
sanne. Henri-David Philippe lance
l’Association RétroBus Lausanne,
qui va notamment prendre le relais
d’une cousine genevoise déclinante,
l’Association Genevoise des Trolley-
Bus (AGTB), fondée près de trente
ans plus tôt. Victime d’une interdic-
tion de faire circuler ses antiquités
sur le réseau des TPG, cette dernière
cède ses véhicules à RétroBus. «Ils
avaient trouvé un dépôt aux Trans-
ports publics de Lausanne et on s’est
alors tous dit «c’est formidable, nos
bus vont connaître une seconde
vie», racontent les anciens de
l’AGBT. Quatre ans plus tard, avec la
reprise des trolleys genevois, Hen-
ri-David Philippe revoit à la hausse
les ambitions de son association en
la rebaptisant «Association Rétro-
Bus Léman».
Petit à petit, la nouvelle entité
récupère ou acquiert à prix modique
d’autres bus. Un exemple: en 2014,
la société neuchâteloise TransN dit
lui avoir vendu un «véhicule de
dégivrage» (utilisé durant les rudes
hivers chaux-de-fonniers pour ôter
le gel des lignes électriques) pour
462,95 francs hors taxe.


Moudon, «Terre promise»
Pour ces différentes entreprises de
transport, il se révèle en effet plus
économique de céder ces vieilleries
à une association que de les détruire.
Thévenaz-Leduc, basé à Ecublens
(VD), broie des bus toute l’année
grâce à ses machines. Même si tout
dépend des matériaux, de la présence
ou non des sièges, etc., elle estime
qu’il faut «compter au moins
entre 1000 et 2000 francs pour
réduire un bus en copeaux».
D’autres fois, RétroBus indique
avoir «trouvé [des véhicules] dans la
forêt ou à la casse», à en croire un
article de 24 heures publié en août



  1. Le président de RétroBus, Hen-
    ri-David Philippe, s’y félicitait d’avoir


«retapé un bus ayant servi de rucher
pendant vingt-cinq ans».
En bref, les véhicules s’accumulent
et la place vient à manquer sur les
hauteurs de Lausanne. Naît alors
l’idée de déménager dans la Broye.
«C’était une équipe de passionnés par
l’histoire de ces bus, des transports
publics en général. Ils voulaient faire
une sorte de musée vivant», se rap-
pelle Gilbert Gubler, syndic de Mou-
don alors en poste. «Ils ne deman-
daient pas d’argent, on les a aidés
spontanément.»
Le conseiller communal de Mou-
don Michel Piguet (chef de groupe
PS/Les Verts) se souvient de la façon
dont RétroBus a été présentée à la
ville. «Cela devait amener une meil-
leure mise en valeur de la ville. Voire
créer des emplois et générer un
attrait touristique... Aujourd’hui, on
se sent grugés.»
Reconnue d’utilité publique en
novembre 2006 (et donc, à ce titre,
exonérée d’impôts), l’association se
lance dans une campagne pour réu-
nir des fonds et acquérir une pre-
mière halle moudonnoise, juste en
dessous de la gare de Bressonnaz.
En 2007, grâce à la générosité de la
Loterie Romande qui lui verse
250 000 francs, elle commence à y
entreposer ses joyaux. «Nous avions
enfin trouvé notre Terre promise»,
se remémore Henri-David Philippe.
En parallèle, elle les loue pour
quelques centaines de francs par
jour à des collectivités (la ville de
Moudon, par exemple) ou à des pri-
vés pour l’organisation de prome-
nades motorisées.

Deuxième bâtiment
Les années filent, les bus s’em-
pilent. Rapidement, la halle se révèle
trop étroite. En janvier 2010 déjà,
Henri-David Philippe l’admettait:
«Notre halle de Bressonnaz est de
plus en plus occupée, avec une cen-
taine de bus, et nous avons besoin
d’un deuxième bâtiment pour pou-
voir séparer les activités d’exposition
et muséographiques de celles liées
aux travaux d’atelier.»
Le syndic de l’époque, Gilbert
Gubler, s’alarme déjà du déborde-
ment de cet enthousiasme sur la voie
publique. «Ce n’était pas des illumi-
nés, au contraire, des gens plutôt
bosseurs. Mais il y a eu une fuite en
avant pour avoir toujours davantage
de ces épaves. J’ai fait des mises en
garde, j’ai tapé sur la table, il y a eu
des «oui monsieur» et des promesses,
mais ces dernières n’ont pas été
tenues», constate-t-il aujourd’hui.
Un rapport rédigé par RétroBus et
envoyé le 23 mars 2009 à la munici-
palité de Moudon permet de com-
prendre comment l’acquisition d’un
deuxième site devait régler tous les
problèmes. Grâce à cette extension,
«RétroBus prévoit de séparer la par-
tie «muséographique et présentation
dynamique des véhicules» de la par-
tie «dépôt, atelier de rénovation et
stockage», écrit l’association dans ce

document retrouvé dans les archives
communales. Enthousiaste, la muni-
cipalité soutient la vente de cette
parcelle de 4568 m2 au prix de
70 francs le mètre carré.
En 2010, la Loterie Romande verse
300 000 francs pour acquérir un second
site de stockage. Mais la soif de trolleys
d’Henri-David Philippe se révèle inta-
rissable et l’histoire se répète. De vieux
bus débordent aussi des hangars,
entraînant un nouvel avertissement
des autorités et... une nouvelle sollici-
tation à la Loterie Romande.
En 2012, cette dernière accepte de
donner encore 300 000 francs pour
la construction de la halle sur la par-
celle achetée à la commune. «Nous
leur avons alors indiqué qu’il s’agis-
sait du dernier versement», note
Blaise Triponez, secrétaire général
de la fondation d’aide sociale et cultu-
relle du canton de Vaud – qui s’occupe
de verser les bénéfices de la loterie.
Pour autant, les trolleys et autres cars
continuent de s’aligner aux alentours
des hangars. Sans que jamais ne se
concrétise l’idée d’un musée ou d’une
exposition (sauf lors d’une journée
portes ouvertes en 2011 ou pour
l’inauguration de la troisième halle
en 2012).

Dans d'autres communes
également
Au total, sur cinq ans, la fondation
vaudoise aura ainsi versé
850 000 francs à l’association (sur un
budget annuel de 35 millions). Lors-
qu’on lui demande s’il juge que cet
argent a été judicieusement dépensé,
Blaise Triponez balaie la question:
«Nous vérifions toujours que l’argent
a été utilisé comme notre conseil de
fondation l’a prévu. Dans le cas pré-
sent, j’ai reçu tous les justificatifs et
les factures des projets pour lesquels
nous avons donné de l’argent. Les
halles existent, notre rôle s’arrête là.»
Entre-temps, RétroBus a débordé
des frontières moudonnoises – elle
s’est étendue dans d’autres com-
munes vaudoises comme Faoug (où
elle se brouille avec un garagiste en
2018) et Yvonand. Qu’importe, elle
reste à l’étroit.
Henri-David Philippe s’est déplacé
jusqu’à la rédaction du Temps mer-
credi pour donner sa version des faits


  • à peu près au moment où le premier
    «communiqué officiel» de l’histoire
    de l’association était publié sur son
    site pour prendre position sur cette
    affaire. Selon lui, c’est entre 2014
    et 2015 que la situation a commencé
    de se dégrader. «Sous l’ancienne
    législature, nous avions proposé la
    création d’une petite ligne de bus à
    Moudon, nous avions fait une étude
    de fond, comme le ferait un bureau
    d’ingénieurs. C’était un joli projet qui
    visait à redynamiser le centre-ville»,
    certifie-t-il.
    Présenté lors d’une séance du
    Conseil communal, le projet est ver-
    tement critiqué par un élu qui recom-
    mande plutôt de s’adresser à des
    entreprises professionnelles pour


Les bus ne se cachent plus pour mourir


TRANSPORTS PUBLICS Des centaines de vieux trolleybus dorment aux alentours de différents hangars de Moudon. L'association qui les détien

est en conflit avec la municipalité broyarde, qui estime que ces véhicules ont été «accumulés sans discernement». Fable de campagne


2001
Fondation
de l’Association
RétroBus
Lausanne.
2005
Changement
de nom pour
Association
RétroBus Léman.
2007
Déménagement
de Lausanne
à Moudon.
2007-
La Loterie
Romande fait
trois dons à
l’association
(850 000 francs
au total).
2018
Mise à l’enquête
pour la
construction d’un
quatrième site.
Fin août 2019
Date limite
octroyée par la
commune pour
débarrasser les
véhicules de
l’extérieur des
trois hangars
de RétroBus.

RÉTROBUS
ET MOUDON

une telle idée. En fin de compte, le
dossier retourne dans les tiroirs.
«C’est très dommage, il aurait fallu
avoir une approche plus scientifique
qu’émotionnelle», ajoute Henri-Da-
vid Philippe.

Il faudrait «fixer des limites»
Mais ce n’est de loin pas la seule
explication du désamour entre la
commune et l’association. «Dans le
petit milieu de la préservation des
bus, on discute souvent de RétroBus.
Et l’on est tous d’accord que l’affaire
est devenue complètement dingue,
s’exclame un ancien de l’Association
genevoise des Trolleybus. Henri-Da-
vid Philippe récupère tout, même
des trolleys à essieux qui n’ont aucun
intérêt. Bien sûr qu’ils possèdent
aussi des trésors, comme le premier
trolleybus de Suisse, qui date de 1932,
mais il faudrait fixer des limites. Par
exemple ne rien conserver de ce qui
est arrivé après 1970.»
Pire: dans le milieu, on craint désor-
mais que RétroBus ne monte jamais
son musée mais ne sert qu’à assouvir
une passion personnelle. Ce, au détri-
ment de la santé des habitants envi-
ronnants. Selon un spécialiste qui
connaît bien RétroBus, mais qui n’a
pas voulu être cité nommément, les
véhicules présentent de sérieux
risques pour l’environnement.
«Les batteries peuvent éclater l’hi-
ver à cause du gel et elles contiennent
différents acides. Les châssis sont
par ailleurs souvent recouverts d’une
épaisse graisse qui coule lorsqu’il
pleut. Sans compter les réservoirs
d’essence et l’impossibilité pour les

pompiers d’agir en cas d’incendie. Il
faut d’urgence stopper cette plaisan-
terie. Je suis d’ailleurs étonné que
l’Office vaudois de l’environnement
ne soit pas encore intervenu.» Des
accusations que conteste Henri-Da-
vid Philippe (lire ci-contre).
Les bus continuent de s’empiler à
Moudon. Le capital sympathie de
l’association, lui, s’effondre. Cer-
tains des voisins de ces hangars –
avec qui Le Temps a discuté – n’ap-
précient guère de voir ces antiquités
rouiller et polluer devant chez eux
(pour les maintenir en état de
marche, l’association fait régulière-
ment tourner les moteurs plusieurs
minutes). D’ailleurs, début 2019, une
pétition est lancée sur le site Avaaz.
org «pour la suppression de Rétro-
Bus à Moudon». A ce jour, elle a
récolté 141 signatures.

Dans le viseur,
un quatrième hangar
Quoi qu’il en soit, les politiciens
moudonnois veulent désormais sif-
fler la fin de la partie. Courant 2018,
la municipalité dénonce l’associa-
tion à la Préfecture. Cette dernière
amendera RétroBus en novembre


  • 1500 francs – à cause des bus stoc-
    kés illicitement à l’extérieur de ses
    hangars. Le 11 décembre, deux élus
    déposent un postulat «pour réguler
    l’extension de RétroBus». En subs-
    tance, on y lit que l’association
    «entasse depuis de trop nom-
    breuses années d’anciens cars à
    l’état d’épaves» dans les zones
    industrielles et que ces «dépôts dis-
    gracieux ternissent l’image de


«Ce n’était pas des


illuminés, au


contraire, des gens


plutôt bosseurs.


Mais il y a eu une


fuite en avant»


GILBERT GUBLER, ANCIEN SYNDIC
DE MOUDON

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