Temps - 2019-08-10-11

(Grace) #1
Genre | Roman
Auteur |
Jean-Pierre
Lefebvre
Titre | Une île si
tranquille
Editeur | Héloïse
d’Ormesson
Pages | 240

confidences de Paco le pêcheur, son beau-frère, et
de la rudesse parfumée de l’île.
La découverte d’une femme noyée infléchira ce
séjour forcé: le corps porte des marques de violence
qui font soupçonner un crime. Avec Paco, Clet va
enquêter en marge de ses collègues espagnols. Le
pêcheur connaît tout de l’île: les sentiers, les anses,
les courants et les gens. A travers leurs recherches
se révèle une population dissimulée dans les replis
de cette terre caillouteuse: vieux originaux qui ne
manquent pas un mouvement sur leur territoire;
étrangers en quête de sauvagerie; nazis discrets ou
anciens déportés. La victime en fait partie, elle est
aussi la propriétaire irréductible de terrains hérités
de son père et très convoités. Avec l’aide de la fille
de cette dernière, d’une infirmière hollandaise et
de quelques natifs, Paco et Clet démasqueront les
criminels brutaux, dont les échanges énervés et
comiques trahissent la maladresse, et qui courront
à leur propre perte.
La trame policière, bien menée, sert surtout à
montrer la petite Pitiuse encore en marge de l’Es-
pagne d’avant l’euro, une île farouche qui tente de
défendre son intégrité contre les projets de marinas
et de casinos, une terre pauvre et préservée en grand
danger d’européanisation. C’est aussi, pour l’auteur,
l’occasion de beaux portraits fraternels d’hommes
de la mer, originaires du lieu ou venus de loin. ■

PAR ISABELLE RÜF

Jean-Pierre Lefebvre, traducteur de Kafka,
s’autorise un détour par le roman policier
◗ On connaît bien le Jean-Pierre Lefebvre germaniste


  • traducteur et éditeur des œuvres de Freud, Hegel,
    Kafka, Zweig, professeur émérite à l’Ecole normale
    supérieure, Prix lémanique de traduction 2018. Le
    romancier est plus discret: en 1989, il publia chez
    Denoël La Nuit du passeur et revient trente ans plus
    tard à la fiction policière avec Une île si tranquille.
    Cette île, l’auteur la connaît bien, c’est Formentera,
    la petite Pitiuse, à l’ombre d’Ibiza. Dans les années
    1980, le fragile écosystème est encore relativement
    protégé du tourisme de masse qui a envahi la grande
    Pitiuse, mais les investisseurs convoitent l’îlot.


LA SOUPE DE POISSON D’ESPERANZA
Le gendarme Clet Postec ne débarque pas en vacan-
cier: s’il aborde au port où il a trouvé femme, il y a
vingt ans, c’est pour l’enterrement de son beau-père,
Anaclet Ferrer. Etrangement, ni lui ni son épouse
n’étaient revenus depuis les noces: ces terres isolées
cachent de lourds secrets et leur atmosphère peut
devenir oppressante. Une tempête comme la Médi-
terranée sait en souffler de furieuses bloque le Fran-
çais sur l’île. Il n’est pas mécontent de profiter de la
soupe de poisson d’Esperanza, la veuve, des rares

FORMENTERA AVANT

LE TOURISME DE MASSE

«Je me méfie

tellement du futur

que je ne fais

de projets que

dans le passé»

ENNIO FLAIANO

En travaillant avec Fellini, le romancier et scénariste Ennio Flaiano (1910-1972) a façonné notre imaginaire de Rome. (DAGMAR SCHWELLE/LAÏF)

la sensation, on la retrouve chez
Ennio Flaiano: on ouvre n’importe
lequel de ses livres, à n’importe
quelle page, et le timbre de la voix


  • le décor – est là. On se promène
    dans la page comme à travers les
    places et les rues d’une ville –
    Rome, la capitale détestée et
    aimée, scène universelle du
    cinéma à l’époque; Paris, où il ren-
    contre le chancelier des Editions
    Gallimard qui feint de ne connaître
    aucun écrivain italien; Séville, où
    il passe deux jours, «le temps qu’il
    faut pour ne rien y comprendre»;
    on voyage en train à bord du MOB
    dans les vallées de l’Oberland ber-
    nois, attentif au paysage, aux
    accents, aux conversations, aux


À ROME, SUR LES TRACES


D’ENNIO FL AIANO


PAR SAMUEL BRUSSELL

Maître de l’instantané,
le romancier et journaliste
romain a écrit pour Fellini
les scénarios de «La Strada»,
de «La Dolce Vita» et de «8 ½».
Suivre son écriture distraite
et précise, c’est comme ouvrir
de nouveaux continents
◗ Fellini, avec qui Flaiano eut une
amitié tumultueuse, disait qu’un
film n’est rien d’autre qu’une sen-
sation: «Le film est déjà là, avant
d’avoir une seule image – il ne s’agit
que de matérialiser cette sensation
en faisant le film.» Cette magie de

A Lugano, Diana Rüesch, à qui
j’allai rendre visite, m’offrit un petit
volume de Flaiano: Cristo torna
sulla Terra – Le Christ est retourné
sur la Terre. C’était une lettre
d’amour de Flaiano à sa fille Lè-Lè,
une parabole qui n’était pas sans
rappeler le chaos de La Dolce Vita,
dont il avait écrit de nombreuses
scènes: «Le Christ est revenu sur
la Terre et il est assailli par les pho-
tographes et les chasseurs d’auto-
graphes. Parmi eux se trouvent des
espions, des provocateurs, des
malfrats, des agents du fisc, des
obsédés sexuels... Il y a même des
sociologues, quelques structura-
listes et des cybernéticiens qui
accompagnent des acteurs de
cinéma. La télévision est là. On lui
demande de faire une déclaration.
Jésus dit: «Le temple est dans ton
cœur, nul n’est prophète en sa
patrie.» Etc. La foule commence à
hurler: «Des miracles!» Jésus gué-
rit quelques névrosés, il convertit
un prêtre. «Encore!» criait la foule.
«Nous on n’a rien vu.»
«Jésus continua à faire des
miracles, écrit-il. Un homme lui
envoya sa fille malade et il lui dit:
je ne te demande pas de la guérir,
mais de l’aimer. Jésus regarda
cette enfant, il l’embrassa et il dit:
«En vérité, cet homme m’a
demandé ce que je pouvais faire.»
«Et, ayant prononcé ces paroles,
conclut Flaiano, il disparut dans
une immense lumière, laissant la
foule commenter ses miracles et
les journalistes les décrire.»

GENTHOD-BELLEVUE
Lè-Lè, la fille de Flaiano, était
malade depuis tout enfant. Rosetta
et Flaiano lui avaient trouvé un
refuge à Genthod-Bellevue, à l’Ins-
titut Clairmatin, tenu par deux
éducatrices inspirées. Plus d’une
fois, je me suis aventuré dans cette
propriété ombragée avec des
arbres centenaires, qui domine un
pré où paissent des moutons; j’ai
regardé jouer les enfants et j’ai
senti cet «amore purissimo» –
l’amour si pur qu’avait ce père pour
sa fille et qui traverse toute son
œuvre, à peine voilé par la poli-
tesse de l’ironie, par la douceur de
la nostalgie. ■

fais de projets que dans le passé.»
De telles confidences vous
ouvrent de nouveaux continents.
Je suis allé sur les traces de
Flaiano à Rome, à la terrasse du
café Rosati, piazza del Popolo, où
il donnait ses rendez-vous; à Fre-
gene, au bord de la mer, où il vivait
avec sa femme Rosetta, la sœur
du compositeur Nino Rota, et leur
fille Luisa, dite «Lè-Lè»; amou-
reux de la pinède et des dunes, il
allait travailler avec Fellini au
restaurant La Pineta; à Pescara,
sa ville natale sur l’Adriatique...
et à Genthod, sur le Léman, où sa
présence me fut révélée par la
lettrée Diana Rüesch, bibliothé-
caire inspirée des Archives can-
tonales de Lugano.

UN SEXE ÉNORME
«La première rencontre entre
Fellini et Mastroianni eut lieu à
Villa dei Pini, à Fregene, raconte
Costanzo Costantini, l’ami jour-
naliste du Messaggero. Flaiano
était là. Fellini proposa à Mas-
troianni le rôle du reporter dans
La Dolce Vita. Il parla à Mas-
troianni du film et du rôle qu’il
aurait dû avoir de façon très
vague. C’est alors que l’acteur lui
demanda: «Je peux voir le scéna-
rio?» «Ennio, montre un peu le
scénario à Marcello», lança Fellini
à Flaiano. Flaiano lui tendit le
script: à l’intérieur il n’y avait
qu’un dessin pornographique qui
représentait un homme au sexe
énorme avec une myriade de
sirènes qui nageaient tout autour
de lui, tel un ballet avec Esther
Williams.»
Ce souvenir a le parfum de cette
ère cinématographique où l’ima-
gination et la réalité ne faisaient
qu’un, où les vies de tous ces com-
parses s’entremêlaient dans une
même et vaste histoire. En suivant
l’ombre de Flaiano, on est projeté
dans les pages d’un livre dont la
trame se poursuit sans fin.

PROMENADES ITALIENNES (2/3)

Samuel Brussell, écrivain et collabo-
rateur du «Temps», nous entraîne
dans ses déambulations en Italie à
la rencontre de trois conteurs qui ont
porté haut l’art de capter la vie. Cette
semaine, Ennio Flaiano (1910-1972).

silhouettes, à la typographie et aux
nouvelles du journal local, peut-
être le Journal du Pays-d’Enhaut
ou son prédécesseur.

UNE SEULE PASSION
Ennio Flaiano est un maître de
l’instantané, ses épigrammes sont
autant de cartes postales dont
l’écriture, distraite et précise,
nous est familière; une âme
rêveuse habite chacune de ses
phrases: «Je n’ai jamais eu qu’une
seule opinion, qu’une seule
grande passion historique: j’ai
toujours été du côté de Carthage.»
«Et même le Progrès, qui avec l’âge
s’était assagi, vota contre.» «Je me
méfie tellement du futur que je ne

Les rebondissements du Brexit, les élections
européennes, les 40 ans de la mort de Jean Monnet,
le devoir de mémoire: Antonio Rodriguez propose,
sous forme d’aphorismes, une série de méditations
sur les tourments de l’Europe.

Dans l’ivresse parfois, l’Europe se met

à siffler l’«Hymne à la joie», mais elle

parvient mal à cacher son haleine de SDN.





A Bruxelles, le verre et l’acier des admini-

strations européennes ressemblent à un

quelconque quartier d’affaires. Décidément,

l’époque a les palais qu’elle mérite.


  • Si on s’acharne à fixer des roues


aux animaux, à trouver des pattes

aux véhicules, n’est-ce pas parce qu’on

a mis la charrue avant les bœufs?

ANTONIO RODRIGUEZ


Antonio Rodriguez est professeur à l’Université de Lausanne et poète,
auteur de «Big Bang Europa» et «Après l’Union» (Tarabuste).

LA DÉRIVE DU CONTINENT (4/5)

24 LIVRES

LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 10 AOÛT 2019
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