Temps - 2019-08-10-11

(Grace) #1

UN ÉTÉ AVEC GUSTAVE ROUD (6/7)


Poète, photographe, marcheur, Gustave Roud
(1897-1976) guettait le paradis dans les
collines du Jorat. Le Centre des littératures
en Suisse romande de l’Université de
Lausanne prépare l’édition critique de ses
œuvres complètes, à paraître dès 2021 aux
Editions Zoé. En avant-goût, chaque semaine
de l’été, quelques pages inédites ou oubliées


◗ Gustave Roud a tenu tout au long de sa vie un
journal, dans lequel il puisait régulièrement pour
élaborer ses proses poétiques. Les notes inédites
données ici, inscrites sur un tapuscrit intitulé «Sup-
plément aux notes», conservé dans le fonds Gustave
Roud au Centre des littératures en Suisse romande
de l’Université de Lausanne, en font partie. Elles
remontent pour l’essentiel à 1932. Depuis Carrouge,
le poète rend alors régulièrement visite à Olivier
Cherpillod, paysan installé au lieu-dit La Gottaz,
près de Vucherens. La campagne verdoyante entou-
rant ce village, la colline de La Croix, la petite cha-
pelle isolée, son cimetière et son banc, ainsi que la
maison d’Olivier Cherpillod
et les lieux où se déploient ses
activités, délimitent un terri-
toire que Roud partage avec
son ami et avec d’autres pay-
sans. Pour le poète cepen-
dant, le rapport au monde
rural – espaces, outils,
machines, gestes – se situe
sur un autre plan que pour
eux: non pas celui de leur
finalité – leur usage, leur uti-
lité – mais celui, esthétique,
de la «beauté seconde» qu’il
capte par moments, lors
d’illuminations aussi rares
que fulgurantes. L’écriture
transcende la vie quotidienne
aux champs et aboutit
«au miracle d’un jardin
universel».
Dans les notes inédites que
vous allez découvrir, nous
avons pris la liberté de com-
pléter les dates ainsi que cer-
tains mots abrégés par le
poète. ■ ALESSIO CHRISTEN


«LA TÊTE PROCHE DU VERTIGE»

AVRIL 1931
Mardi, matinée; plein d’intuitions, – mais Valéry dit ce qu’elles valent sans
intelligence. Embryon de pensée pseudo-scientifique: une unité du monde en
dehors de l’homme: la gamme, une, des vibrations de l’éther se traduisant pour
l’homme en sensations variées. L’homme, décomposant de l’unité, ensemble
d’organes comparable au prisme qui défait la lumière «une».
Je saisis par moments de quelle paresse était tissée mon attente. Mais pourquoi
tant de livres et de systèmes me sont-ils «lettre morte»? Je commence seulement
à me poser de véritables questions.
Hier, j’ai senti tout à coup que ma passion pour certaines formes d’humanité
provenait en grande partie d’un transfert de sentiments. Ceux qui n’ont pu naître,
ou plutôt s’épanouir en moi à cause de la conscience dévorante , je leur choisis
un terrain vierge (ou que je suppose tel) chez autrui. Et il y a sans doute une part
d’illusion, mais aussi des rencontres parfaitement authentiques; et l’innocence
que je suppose, nécessaire à l’épanouissement sentimental, est aussi réelle par-
fois que je l’imagine. Olivier inépuisable, à cause de cela.

SAMEDI 18 AVRIL 1931
Le soleil se couche dans une lumière de craie. Tout le jour, fusées de flocons
légers tourbillonnant sur l’herbe déjà verte sans la tacher, tout de suite éva-
nouis. De grands nuages d’argent. On commence à tirer au Stand des Maraîches,
ce premier parmi les bruits du printemps n’éveille pas comme jadis mon désir
de rejoindre tous ces hommes, de leur parler, mais seulement mes souvenirs.
Etre habité par un autre corps, comme une femme grosse. Je porte mon amour.
La poésie renaîtra peut-être.

1ER AVRIL 1932
Le vent du soir roule des nuages d’ardoise orangée sur le pays sans couleur.
Rencontré Olivier qui descendait à bicyclette, le visage rose fouetté par le souffle
de la pente. «On est un peu pressé.»
Tristesse on ne sait d’où venue. La fin du Journal de Guérin relu cet après-midi
m’épouvante par son implacable ressemblance. Mais je n’ai pas fait le Centaure.

EN DESSOUS D’ARAN, 15 AVRIL 1932
La tête proche du vertige ( jeûne, longue marche?) assis sur un très haut mur
de vigne, le dos à la route, le visage vers le lac, je regarde le peuple des vignerons
recommencer son travail d’après-midi. Ciel un peu trouble (tout à l’heure
quand je traversais le Purgatoire des Cornes-de-Cerf il y avait un grand halo
et le vent sentait la neige).
Gris bruns sourdement nourris d’un mauve pas trop désagréable. J’imagine
le jeune vigneron seul , une sorte d’Aimé partout désiré.

24 AVRIL 1932
2 journées passées dans le vignoble, lundi avec Paul, jeudi avec Humeau. J’avais
oublié la verticalité du paysage, cet étagement des hommes et des choses. Les
belles fustes au fond rouge sombre, par deux ou trois sur les chars, un matelas
d’osier les immobilise. Ample solidité de leur volume dans la lumière avare des

rues. Des marronniers laissaient pendre leurs ailes vertes comme des
chauves-souris, d’autres les ouvraient comme pour s’envoler. Humeau me mon-
trait les autres ailes que le sillage du bateau ouvrait sur l’eau bleue. Des hommes
perdus parmi les vignes; çà et là la tache pure d’une chair nue.
Le dilemme sans issue: ma raison de vivre est précisément ce qui me fait
mourir.

19 MAI 1932
Pourquoi ne pas essayer un mois ou deux de travail suivi, le matin dans le petit
pavillon, ou dans ma chambre? Le terrible, c’est de choisir le thème d’où sortiront
ces pages. Hier, la lecture du Lausanne de Cingria m’a donné violemment la
haine du discontinu. Mais la contradiction subsiste: les illuminations se font de
plus en plus rares, – donc seul le discontinu possible. Ou bien en reprendre
d’anciennes et coordonner, – mais alors c’est l’absence presque inévitable de
toute fraîcheur. Et le délai chaque jour plus étroit.

DIMANCHE 12 JUIN 1932
Les enfants sortent de la chapelle, et G. encourage J. à courir sus à un autre.
Effet lénifiant du sermon reçu! – Merveille de pureté , cette matinée de juin où
j’avance parmi les prairies multicolores, les ombres fraîches, les feuillages. Oli-
vier à la fontaine. Je suis assis sur le mur du cimetière sous l’averse d’ombres et
de murmures des trembles.
«Beauté seconde»: tous ces soins utilitaires , tout ce travail intéressé aboutissent
paradoxalement au miracle d’un jardin universel.

«CARRÉE DE LA GOTTAZ» 1932
Je suis dans la chambre où dormaient Olivier jeune marié et sa femme. Trois
fenêtres basses ouvertes sur l’herbe et le vent. Contre le mur à gros crépi lavé
d’ombres grises, taché de reflets verts et roses, une table en demi-cercle où je
m’assois, couverte d’un tapis noir damassé, verdi par places, à franges. Le plafond
bas à solives apparentes décoré au pinceau de grosses taches de vernis rose et
bleu sur fond blanchâtre. Une armoire peinte et vernissée. Deux portes d’un
sombre rouge mat, dont les gonds sont fixés par de belles ferrures en accolade.
La chandelle au chevet du lit dans son chandelier de cuivre.
Le lit à mes côtés vers quoi je me retourne. (Le volet rabattu contre le mur porte
dans le bas un clou incliné où vient se prendre la chaînette qui le fixe.) Olivier
(Olivier rentre de la «mécanique»; je le retrouve tellement pareil à celui des
autres années le visage si beau, le hâle moins sombre et le regard d’un bleu plus
nourri, plus riche. Ô inépuisable ressource !)
Le vent ne hurle pas trop haut dans ces très vieilles serrures. Quel calme dans
ce lieu désert et que j’aimais déjà avant d’y avoir pénétré.
Je m’assieds sur le lit. Qu’est-ce qu’Olivier voyait, à vingt-deux ans, en rouvrant
les yeux? Par la fenêtre de droite, la façade d’en bas devenir claire. Par celle du
milieu, un peu de ciel, un pan de colline, les arbres en bordure du jardin. Par
celle près de sa tête, les branches et le tronc du noyer, la fuite le dévalement du
verger vers les ravins. Quel étrange bonheur m’habite! Si j’avais le moindre sens
de la magie, je ressusciterais aussitôt le temps de sa jeunesse.

Gustave Roud a
photographié à de
nombreuses reprises
son ami le paysan
Fernand Cherpillod
(1916-1971), neveu
d’Olivier Cherpillod,
qui vivait dans le village
de Ferlens (VD).
Il lui dédiera le recueil
de poèmes «Pour
un moissonneur»,
paru en 1941. (FONDS
PHOTOGRAPHIQUE GUSTAVE
ROUD/SUBILIA, BCUL, AAGR)

DATES


1897 Naissance
de Gustave Roud
à Saint-Légier.


1932 «Petit Traité
de la marche
en plaine».


1945 «Air
de la solitude».


1967 «Requiem».


1968 La
collection Poètes
d’aujourd’hui
lui consacre
un volume.


1976 Meurt
à l’hôpital
de Moudon. (ASSOCIATION DES AMIS DE GUSTAVE ROUD)


26 LIVRES

LE TEMPS WEEK-END
SAMEDI 10 AOÛT 2019
Free download pdf