Temps - 2019-08-13a

(avery) #1
LE TEMPS MARDI 13 AOÛT 2019

12 Culture


VIRGINIE NUSSBAUM


t @Virginie_Nb


«Mon peuple!... Cher peuple...
Peuple!» Debout derrière son
pupitre surmonté d’un micro, le
politicien en costume-cravate lève
les bras au ciel. Fait une pause,
pèse ses mots. C’est bien connu,
les premiers sont toujours cru-
ciaux. Puis il déroule le fil de son
discours, un concentré de for-
mules démago que seules viennent
interrompre une fanfare et des
applaudissements préenregistrés.
«Je vous enfermerai toujours dans
mon cœur!» clame-t-il. «Les fron-
tières sont ouvertes parce qu’elles
sont fermées» ou «Qui ne se sent
pas libre chez nous, qu’il se
dénonce librement!» A l’image du
personnage, les formules sont gro-
tesques ou inquiétantes... ou les
deux à la fois.
Pièce musicale du compositeur
argentin Mauricio Kagel, Le Tri-
bun
 met en scène un dictateur
dans son habitat naturel. A tra-
vers cette rhétorique faussement
bienveillante, qui se révèle narcis-
sique et vide de sens, Kagel
construit une parodie grinçante
des régimes autoritaires. Lui qui
aura connu ceux de Juan Péron
puis de Videla en Argentine, de
Pinochet au Chili voisin ou encore
d’Ernesto Geiseil au Brésil, écrit
son œuvre en 1978, alors exilé en
Allemagne. Depuis là, les ficelles
de la démagogie lui apparaissent
encore plus grossières.


Une toute nouvelle
mise en scène

Quatre ans avant le décès du com-
positeur, en 2004, Les Jardins musi-
caux avaient déjà proposé une ver-
sion de cette farce pour orateur
politique, fanfare et haut-parleur.
Cette année, le festival neuchâtelois,
installé au cœur verdoyant du Val-
de-Ruz, s’allie avec le comédien
Michel Kullmann pour remettre le
couvert, dans une toute nouvelle
mise en scène. Et une perspective


on ne peut plus actuelle. «On parlait
de refaire l’expérience depuis long-
temps, mais après avoir assisté à un
certain nombre de scènes, la fenêtre
de tir nous a semblé particulière-
ment ouverte», glisse Valentin Rey-
mond, cofondateur des Jardins
musicaux et chef d’orchestre pour
Le Tribun.

Ces scènes, ce sont les discours
d’hommes d’Etat occidentaux qui
parlent frontières et unité natio-
nale dans les médias à grand ren-
fort de tournures qui claquent.
«Ce qui me frappe, c’est que nos
politiciens sont bien plus dans ce
registre qu’avant,  note Michel
Kullmann. Ce texte a pris un coup
de jeune extraordinaire.»

Comme Bolsonaro
Sur scène, entouré de trois
agents en lunettes noires façon
CIA, le Tribun évoque d’ailleurs
des figures familières. «J’ai
regardé de nombreux discoureurs
d’aujourd’hui, Mélenchon, Sar-
kozy et compagnie, ou Salvini et
son récent discours sur les droits
de l’homme, détaille Michel Kull-
mann. La gestuelle de Bolsonaro
m’a aussi largement inspiré. Je
reprends le signe distinctif que
fait Trump avec ses doigts, les
mains sur les tempes de Macron...
et ses «en même temps». D’autant
que la formule figurait déjà dans
le texte de Kagel!»
Ici, il mime un aigle, censé repré-
senter son peuple dans une méta-
phore plutôt douteuse. Ailleurs, il
crie «STOP!», interrompant brus-
quement les hourras de la foule
diffusés par les haut-parleurs. «Un
clin d’œil évident au Dictateur de

Chaplin», sourit Valentin Rey-
mond. Mais peu à peu, le haran-
gueur semble se perdre, tourner
en rond. La machine s’enraye.
Caché derrière un genre de film
transparent et n’apparaissant que
par moments, l’orchestre accom-
pagne ces dérapages à coups de
trompettes erratiques – partition
malicieusement intitulée les Dix
Marches pour rater la victoire.

La noirceur de la guerre
selon Brecht
A ses distorsions musicales succé-
dera, en deuxième partie de concert,
le  Berliner Requiem de Kurt Weill.
Une œuvre composée pour marquer
les 10 ans de l’armistice de 1918, sur
un poème de Brecht évoquant la
noirceur de la guerre. «Là, la drô-
lerie s’efface, souligne Maryse Fuhr-
mann, cofondatrice des Jardins
musicaux. Le Requiem apparaît
comme une réponse aux discours,
comme l’exploration de leurs
conséquences.»
Avec ses gradins et son décor nu,
la Grange aux concerts, lieu d’an-
crage du festival, offre un théâtre
idéal au Tribun. Mais d’abord,
celui-ci mènera campagne dans
l’ancienne usine de pâte de bois
de Rondchâtel (BE) ce samedi.
Autre arène, autre atmosphère.
«Puisqu’il n’y a pas de scène et que
le concert se donnera en journée,
nous l’avons plutôt imaginé
comme une kermesse, ou ces ras-
semblements politiques du
dimanche dans les salles de gym,
précise Michel Kullmann. Les
musiciens seront en costume de
fanfare et moi, je me baladerai
entre les gens.»
Reste le même tourbillon des
mots, la violence de la langue,
devenue instrument de domina-
tion. La satire comme plaidoyer
de la démocratie. ■

«Le Tribun» , à Rondchâtel, samedi
17 août à 12h30. Puis à la Grange
aux concerts de Cernier, ve 30 août
à 19h et samedi 31 août à 17h.

Ecrit et composé
par l’Argentin
Mauricio Kagel en
1978, «Le Tribun»
est une parodie
grinçante
des régimes
autoritaires. Cette
charge jubilatoire
n’a pas pris une
ride... (GIONA
MOTTURA)

La partition


du dictateur


SCÈNE En mettant en scène un politicien à la rhétorique


populiste, «Le Tribun» veut dénoncer les travers de la démagogie.


Aux Jardins musicaux de Cernier (NE), redécouverte


de cette pièce musicale de 1978 qui résonne plus que jamais


avec l’actualité


Niché dans la Grange aux concerts de Cernier,
théâtre confortable et qui sent bon le bois, le
festival quitte aussi volontiers son QG de cam-
pagne. Et se déracine plus que jamais cette
année, investissant sur deux semaines une dou-
zaine de lieux étonnants, dans le canton de Neu-
châtel et ailleurs. Notamment via son concept
de Bal(l)ades, mêlant concerts et visites: en plus
du Tribun  à Rondchâtel, elles emmèneront la
Suite de Roméo et Juliette  de Prokofiev jusque
dans les fours à Chaux de Saint-Ursanne, bijou
de l’âge industriel (Sa 31 août); un ciné-concert
autour du film  Le Mécano de la Générale, de Bus-
ter Keaton, s’invitera dans une ancienne impri-
merie biennoise (Je 29 août); les œuvres de
Galina Ustvolskaya, surnommée la «femme mar-
teau» de par son style tout en répétitions, empli-
ront le hangar forestier de Saint-Imier (Di
18 août), tandis que l’ensemble Batida, entre

musique contemporaine et expérimentations,
parcourra le Musée des beaux-arts du Locle
(1er septembre).
Dans le cadre des 250 ans de la Maison du
concert de Neuchâtel, le théâtre accueillera Fran-
çois Chaignaud, danseur français et son spectacle
chanté et envoûtant  Dumy Moï  (le 31 août). Enfin,
non loin de la Grange, ce sont les serres du parc
Evologia qui accueilleront, le 24 août, un concert
un peu différent. Profitant de l’anniversaire de
Woodstock, il convie la jeune génération – Louis
Jucker, la chanteuse Carolina Katún ou encore le
beatboxer Arthur Henry –  à faire dialoguer leurs
créativités, jazzy et rythmées. Signe que le festi-
val se promène allègrement entre les villes... et
entre les styles. ■ V. N.

Les Jardins musicaux, Cernier (NE) et autres lieux.
Du 17 août au 1er septembre. jardinsmusicaux.ch

Les Jardins musicaux en balade

FLORAISON

PROPOS RECUEILLIS PAR
MARIE-PIERRE GENECAND


Un pianiste suspendu dans les airs. Un
équilibriste perché sur un caddie. Une
exposition caustique sur la consomma-
tion de plastique. Ou encore, un concert
basé sur des instruments créés par un
artiste ferblantier. Pour leur vingtième
édition, les Jeux du Castrum promettent
d’exciter la curiosité, de jeudi à dimanche
prochains, à Yverdon-les-Bains.
C’est que le festival, qui attend
10  000  personnes, porte la
marque singulière de son direc-
teur-programmateur, Damien
Frei. Cet Yverdonnois de 32 ans,
qui a programmé l’Amalgame pendant
six ans, est convaincu que la quête d’équi-
libre est la grande affaire de l’humanité.
D’où, autour du château, ces 40 ren-
dez-vous «sur le fil», dont cinq seulement
sont payants.


Damien Frei, quelle est la particularité du
Castrum?  C’est un festival de proximité.
Déjà parce que deux tiers des compagnies
sont suisses, mais surtout parce que nous
programmons des spectacles qui valo-
risent ou questionnent des lieux d’Yver-
don. En cas de grosse pluie, les spectacles
seront soit déplacés, soit annulés. Notre
page Facebook et des stands informeront
le public.

Des exemples de dialogue entre le spectacle
et le lieu? A l’avenue des Sports 5, un
ex-site industriel qui accueille
aujourd’hui des artistes et des artisans,
on programme par exemple les créations
expérimentales de Mike Barclay,
un ferblantier musicien qui
construit lui-même ses instru-
ments. On crée ainsi un pont
entre le passé du lieu et son
actualité. Dans cette même idée,
Courir , le spectacle musical que Thierry
Romanens consacre à l’athlète Zatopek,
sera à voir, vendredi soir, dans le stade
de football. Enfin, la chanteuse de fado
Lula Pena se produira samedi dans le
temple, car je tiens à ce qu’on écoute sa

musique religieusement! C’est d’ailleurs
aussi pour cela que le spectacle est
payant. Il s’agit d’éviter les entrées et
sorties incessantes du public.

L’an dernier, en collaboration avec Sylvain
Maradan, vous signiez un festival très inte-
ractif. Cette année, il y a plus de cirque et
moins de projets participatifs. La raison de
cette évolution? Déjà, je précise que Syl-
vain a quitté le Castrum parce qu’il est
absorbé par l’ouverture d’un café à Fri-
bourg. Ensuite, c’est vrai que, cette
année, il y a plus de cirque contemporain
que l’an dernier, car je suis frappé par
l’inventivité de cette discipline. Son
intensité est aussi liée au fait qu’elle mêle
danse, acrobatie, recherche visuelle et,
de plus en plus, de la musique live.
Comme Landscape , à voir vendredi et
samedi sur la place Pestalozzi. Dans cette
proposition de la Compagnie Migration,
deux équilibristes évoluent sur une
machine à la Tinguely, à sept mètres du
sol, accompagnés par un batteur qui joue
en direct.

Vous avez un faible pour les spectacles
d’équilibre, à l’exemple encore du «caddi-
libriste» ou du poète des poids et des
planches, à découvrir dans «Les Promesses
de l’incertitude»... Oui, je suis fasciné par
cet art qui consiste à trouver la bonne

balance, la juste place dans l’espace. C’est
une quête humaine, non? Harmoniser
le dedans et le dehors, le familial et le
social, le personnel et le collectif... Je
pense que l’intérêt que l’on a pour les
équilibristes vient beaucoup de ce désir
commun à tous.

La musique occupe plus de la moitié de
l’affiche du Castrum. Quelle est votre ligne
dans ce domaine? Je suis éclectique, le
Castrum peut tout programmer. Du plus
intimiste au plus festif. A ce propos,
toutes les soirées du festival se ter-
minent avec des DJ, de 2h à 4h du matin.
Là encore, l’important est l’adéquation
de la proposition avec le lieu. Cette
année, nous accueillons un concert de
l’aube, Piano vertical. A 5h du matin, du
vendredi au dimanche, Alain Roche
jouera dans les airs, au-dessus du chan-
tier de l’esplanade du château. C’est un
projet totalement insolite qui profite
des grues des travaux et crée une brèche
poétique. ■

Les Jeux du Castrum, du 15 au 18 août,
Yverdon-les-Bains. le-castrum.ch

A Yverdon, le Castrum va jouer sur le fil de l’équilibre

PLEIN AIR De jeudi à dimanche, le fes-
tival pluridisciplinaire propose 40 ren-
dez-vous de musique et de cirque autour
du château

DAMIEN FREI
DIRECTEUR-
PROGRAMMATEUR
DES JEUX DU CASTRUM

«Je suis fasciné

par cet art qui consiste

à trouver la bonne

balance, la juste place

dans l’espace.

C’est une quête

humaine, non?»

INTERVIEW

«Ce texte a pris

un coup de jeune

extraordinaire»
MICHEL KULLMANN, COMÉDIEN
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