Temps - 2019-08-13a

(avery) #1

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MARDI 13 AOÛT 2019 LE TEMPS

Culture 13

ANTOINE DUPLAN, LOCARNO
t @duplantoine


Captation d’une conférence don-
née à Londres en 1969, Baldwin’s
Nigger
, d’Horace Ové, approche le
degré zéro de la grammaire cinéma-
tographique. Mais l’orateur, c’est
l’écrivain James Baldwin, dont les
mots et le sourire contiennent l’im-
mense humanité. Il évoque une
dispute avec un immigré antillais
qui lui demandait d’où il venait.
D’Amérique. Oui, mais avant? Rien...
«Mon origine, c’est un acte de
vente», rappelle le descendant d’es-
claves. La jeune Amérique a délibé-
rément créé de la distance entre les
esclaves et leurs terres d’origine. «Je
suis Américain», conclut Baldwin.
Non en bombant le torse, mais parce
qu’il est issu d’un creuset culturel,
où il avait George Washington et
John Wayne pour références...
Nous avons été «jetés dans la civi-
lisation sans que personne ne nous
en demande la permission», lance
l’écrivain Greg de Cuir Jr., curateur
de «Black Light». Présentée au
Locarno Festival, cette passion-
nante rétrospective se concentre
sur le cinéma noir produit en Amé-
rique et dans le monde – à l’excep-
tion de l’Afrique. Elle cherche à
comprendre comment un esprit,
une culture, une identité survivent
et évoluent avec la diaspora, car «le
cinéma black ne peut se limiter à
la simple notion représentative
d’un corps noir devant ou derrière
la caméra, mais doit être discuté en
termes d’esthétique, de politique
et d’éthique».


Snapping et reggae
Le programme comporte 47
titres et court sur huit décennies,
de Within our Gates (1919), d’Oscar
Micheaux, le premier film tourné
par un Afro-Américain, à Ghost
Dog
(1999) de Jim Jarmusch et
still/here (2000) de Christopher
Harris. De grands films popu-
laires ( Jackie Brown dans lequel
Tarantino revisite la Blaxploita-


tion ou The Harder They Come, qui
a révélé le reggae au monde) avoi-
sinent des œuvres ayant marqué
les consciences, comme Rue
Cases-Nègres  d’Euzhan Palcy, ou
White Dog de Samuel Fuller,
consacré à la rééducation d’un
beau chien blanc que l’on a dressé
à tuer les Noirs.
Raretés et curiosités abondent.
Tongues Untied , manifeste gay et
black sur tempo de rap, propose
une démonstration de l’art de cla-
quer des doigts («snapping»).
Dans Drylongso , une étudiante en
art installe un jardin du souvenir
fait de bric et de broc où elle
affiche ses polaroïds des gens du
voisinage décédés. Tourné à Paris
dans un esprit nouvelle vague, La
Permission , le premier film de
Melvin Van Peebles, orchestre la
rencontre d’un soldat américain
noir et d’une Française. Quant à
l’avant-gardiste Borderline (1930),
il a été réalisé par Kenneth
McPherson sur les bords du
Léman: les habitants de Lutry
étaient sidérés de voir leur pre-
mier Noir en la personne du comé-
dien Paul Robeson...

Transe chamarrée
La démonstration est faite que
le «Black film, c’est de l’art, pas
de la sociologie» pour reprendre
les mots de Michael B. Gillespie.
En ouverture de la table ronde
qu’il anime, ce professeur de
cinéma à Manhattan se souvient
que lorsque Moonlight de Barry
Jenkins a remporté un Oscar, un
critique a jugé que le concept de
«Black Film» devenait obsolète.
Une absurdité, voire une idiotie:
«Il refusait de comprendre que le
Black film est toujours une ques-
tion, jamais une réponse. Faire un
Black film, le voir, écrire dessus
n’est jamais innocent».
Alice Diop estime que la rétros-
pective est un acte à la fois auda-
cieux et politique. Cela n’aurait
peut-être pas été possible à Paris,
car il y a «une incapacité de la

société française à se contempler
dans le miroir du réel». Selon la
documentariste, ce blocage
dépasse la question noire, il relève
du rapport difficile de la France
avec ses anciennes colonies. C’est
en lisant Pastorale américaine ,
dans lequel Philip Roth s’interroge
sur sa judéité, qu’elle a réussi à
interroger sa «propre négritude.
Me projeter dans un personnage
blanc ne m’a jamais posé de pro-
blèmes, mais j’ai l’impression que
le contraire est plus difficile.»

Enfant, Euzhan Palcy aimait
passionnément le cinéma, mais
ne pouvait accepter qu’un art
«aussi magique puisse [la] blesser
en [les] ignorant.» Transformant
sa colère en force créatrice, elle a
porté Rue Cases-Nègres à l’écran.
C’est au Brésil, le pays d’Amérique
latine comptant la plus importante
population d’ascendance africaine
(55%), que Marcel Camus réinvente
sur fond de carnaval et de cérémo-
nies vaudoues le mythe d’Orphée
et d’Eurydice dans Orfeu Negro
(Palme d’or à Cannes en 1959). Au
cœur de cette transe chamarrée,
la Mort rôde. Son masque effrayant
combine le noir et le blanc à parts
égales. «Je ne crois pas aux races.
Je ne crois pas aux couleurs», dit
James Baldwin. ■

L’Eurydice (Marpessa Dawn) d’«Orfeu Negro», le film qui a valu à Marcel Camus la Palme d’or à Cannes en 1959.
(AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DU BRITISH FILM INSTITUTE)

Une lumière noire éclaire Locarno


CINÉMA A travers des films rares, la rétrospective «Black Light» approche la culture et l’identité africaines par le biais de l’esthétique


et non de la sociologie. Une démarche passionnante et complexe


STÉPHANE GOBBO, LOCARNO
t @StephGobbo

En 1967, San Francisco a vu naître le mouvement
hippie. Les jeunes affluaient de partout vers le
quartier emblématique de Haight-Ashbury pour
prôner l’amour et la paix. «Si tu vas à San Fran-
cisco, sois sûr de mettre des fleurs dans tes che-
veux», chantait Scott McKenzie. Ce morceau, on
l’entend dans The Last Black Man in San Fran-
cisco , présenté en compétition au Locarno Fes-
tival après avoir été primé en début d’année à
Sundance. Mais il est interprété a cappella par
un Afro-Américain conscient que l’utopie hippie
n’était qu’une brève parenthèse enchantée.
San Francisco est ces vingt dernières années deve-
nue le siège des entreprises les plus innovantes du
monde. La ville a dès lors connu une gentrification
extrême. Lorsqu’il était gamin, Jimmie Fails habi-

tait avec sa famille élargie dans une maison victo-
rienne dont on lui disait qu’elle avait été construite
par son grand-père au sortir de la Deuxième Guerre
mondiale. Cette demeure, les Fails n’ont pas pu la
garder. Autrefois ville mixte et alternative, San
Francisco est dorénavant un dortoir pour riches
Blancs. Jimmie, à l’instar de la plupart des Noirs,
vit très loin du «downtown Frisco».

L'implosion d'une communauté
The Last Black Man in San Francisco raconte
l’histoire de Jimmie, dont la seule obsession est
de veiller sur la maison de son enfance, dernier
vestige d’une communauté qui a implosé. Jimmie
Fails y joue son propre rôle. Réalisé par son ami
d’enfance Joe Talbot, le film déjoue magnifique-
ment les clichés du «drame racial» en usant d’un
ton tragicomique et souvent décalé qui rappelle
parfois les premiers essais de Spike Lee. ■

San Francisco, dortoir pour riches Blancs

COMPÉTITION

«Me projeter dans

un personnage

blanc ne m’a

jamais posé de

problèmes, mais

j’ai l’impression

que le contraire

est plus difficile»
ALICE DIOP, DOCUMENTARISTE
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