Temps - 2019-08-13a

(avery) #1
LE TEMPS MARDI 13 AOÛT 2019

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Raik Adam et Dirk Mecklenbeck

ont voulu régler leurs comptes avec

le symbole honni à coups de cocktails

Molotov. Trente ans après, ils racontent

leur rébellion dans une bande dessinée

ENVOYÉS SPÉCIAUX À BERLIN: CÉLINE ZÜND (TEXTES) t @celinezund
ET EDDY MOTTAZ (PHOTOGRAPHIES) @eddymottaz

«Les Berlinois

de l’Ouest

ne voyaient

plus le Mur»

BERLIN, 30 ANS SANS MUR (2/5)

Dirk Mecklenbeck (à g.) et Raik Adam.

L


ongue chevelure lustrée, jeans ser-
rés et santiags aux pieds. En trente
ans, Raik Adam et Dirk Mecklen-
beck n’ont rien perdu de leur allure
de fans de heavy metal. Les cin-
quantenaires arpentent la Ber-
nauer Strasse à pas de géant, lon-
geant la double rangée de pavés
marquant l’ancien tracé du Mur. La
ligne opère un virage, barrant sou-
dain la route. Ici, il y a trente ans,
se dressait une plateforme sur laquelle
les habitants de Berlin-Ouest pouvaient
grimper pour observer les inaccessibles
quartiers, de l’autre côté. «C’était un des
points les plus visibles depuis l’Est», sou-
ligne Raik Adam. A un jet de pierre se
trouve l’église de Gethsemane, point
névralgique de la contestation contre le
régime communiste. C’est dans ce quar-
tier très surveillé que Raik Adam et Dirk
Mecklenbeck menèrent leur dernière
action contre la République démocratique
allemande (RDA), en octobre 1989, peu
avant la chute du Mur.
La célébration des 40 ans du régime avait
été troublée par les foules de Berlinois
descendus dans la rue pour réclamer des
réformes politiques. Les autorités avaient
réagi en réprimant brutalement le mou-
vement, arrêtant à tour de bras. Raik
Adam, Dirk Mecklenbeck et leurs amis
suivent la situation dans la presse ouest-
allemande. Ils enfourchent leurs motos
direction Bernauer Strasse, grimpent sur
la plateforme et tendent un drap sur lequel
ils ont écrit un slogan en grosses lettres
noires et rouges: «Liberté et démocratie
pour la RDA. Stop à la terreur Stasi.» Les
gardes de la frontière s’agitent, observent
la scène avec leurs jumelles. Un habitant
de Berlin-Est apparaît, fait un signe de la
victoire avec ses mains avant d’être
emmené par un soldat.

Une enfance à l’Est
«Si la population ne s’était pas levée,
nous n’aurions rien fait. Mais dans ce
contexte, nous voulions nous montrer
solidaires avec les Allemands de l’Est. Et
inciter ceux de l’Ouest à ne pas tolérer le
statu quo», souligne Raik Adam. Ils avaient
aussi l’espoir de déstabiliser l’appareil
répressif de la RDA, auquel ils s’étaient

eux-mêmes frottés. Raik Adam et ses amis
ont grandi en Allemagne de l’Est à Halle,
vers Leipzig. Une ville industrielle grise
et sale, dévastée par les usines chimiques,
où trop de gens, dont les pères des deux
amis, mouraient précocement de cancers.
«Dès l’âge de 13 ans, nous savions que nous
ne voulions pas vivre en RDA», se souvient
Raik Adam. Mais il devra attendre encore
dix ans avant de pouvoir concrétiser son
rêve: passer à l’Ouest.
A la fin des années 1970, l’adolescent
écoute de pâles copies de ses groupes de
rock préférés, dont les albums étaient
introuvables à l’Est. Il porte un blouson en
jeans avec un drapeau américain sur
l’épaule. A l’école, il pose des questions qui
dérangent, il veut savoir pourquoi il est
interdit de voyager. Et alors qu’un de ses
camarades se met en tête de recruter des
membres pour un nouveau groupe de tra-
vail communiste, lui incite sa classe à s’op-
poser à ce projet. C’est la provocation de
trop. Le lendemain, il est convoqué devant
des officiers de la Stasi et des enseignants
qui lui ordonnent de couper aux ciseaux,
sous leurs yeux, les symboles occidentaux
de ses vêtements. Il se voit interdit d’entrée
à la jeunesse communiste. «J’étais heureux
car je n’avais aucune envie d’y aller. Mais
je savais mon avenir compromis», se sou-
vient Raik Adam. A partir de là, pour lui
comme pour ses amis, les contrôles de
police inopinés se multiplient. «On pou-
vait passer des heures au poste de police
sans même savoir pourquoi», dit-il.
Raik Adam fera une formation de sellier,
Dirk Mecklenbeck apprend le métier de
menuisier. «Nous voulions travailler dans
des niches pour éviter de nous retrouver
dans les grandes usines où le Parti com-
muniste était omniprésent», souligne le
premier. En 1984, à l’âge de 20  ans, il
dépose une demande de sortie définitive.
Une manière de signaler à l’Etat sa volonté
de quitter le territoire, officielle mais ris-
quée. Qui se lançait dans une telle
démarche devenait aussitôt suspect. Une
réponse positive était loin d’être garantie.
Et, à supposer qu’elle arrive, il pouvait
s’écouler des années avant de connaître la
décision. Raik Adam obtient finalement
le droit de quitter l’Allemagne de l’Est en


  1. Dirk Mecklenbeck le rejoindra en


1989, après avoir pris part aux manifesta-
tions dans l’église Saint-Nicolas à Leipzig,
qui marquèrent les premiers soubresauts
de l’opposition est-allemande.

«Attention, ça va chauffer!»
Les voilà tous deux à l’Ouest, bientôt
rejoints par le frère de Raik, Andreas, et
un quatrième comparse, Heiko Bartsch. En
avril 1989, sur la place Tiananmen, l’armée
communiste chinoise écrase les espoirs
de réforme politique des manifestants
sous les roues de ses chars. Les dirigeants
d’Allemagne de l’Est saluent la réussite de
la contre-révolution. La colère éclate à
Berlin, dans des manifestations aussitôt
réprimées. C’est l’élément déclencheur de
la première action des amis de Halle. Ils
viennent de gagner leur liberté tant sou-
haitée, ils rêvent de s’acheter des motos et
de faire le tour de l’Europe sac au dos. Mais
ils ne peuvent se résoudre à oublier ce Mur
qu’ils continuent de frôler chaque jour.
Ils repèrent un endroit peu fréquenté de
la frontière et, la nuit du 16 juin, cagoulés,
ils s’en vont jeter des cocktails Molotov
contre ce symbole honni de l’oppression.
La barrière s’enflamme pendant plusieurs
minutes, assez longtemps pour mettre les
gardes en état d’alerte. «Nous voulions
déstabiliser le régime est-allemand, briser
la routine et le silence de mort qui régnait
tout autour de la frontière. Et nous savions
que la RDA n’existait que tant que la fron-
tière tenait. Pour la toucher au cœur, il
fallait donc s’en prendre au Mur», souligne
Dirk Mecklenbeck.
Tout au long de l’année 1989, ils poursui-
vront leur activisme sporadiquement.
Leur geste le plus spectaculaire aura lieu

le 13 août, il y a exactement trente ans,
alors que la RDA célèbre les 28 ans de la
construction du Mur. Dans un quartier de
Neukölln, ils prennent pour cible un mira-
dor. Avant de jeter leurs bombes artisa-
nales, ils crient «attention, ça va chauffer!»
à l’attention des gardiens, qui déguer-
pissent. La tour de contrôle prend feu.
«Nous avions fait des manifestations, dis-
tribué des textes d’opposition, envoyé des
ballons remplis de tracts à l’Est. Mais cela
ne suffisait pas. Il fallait frapper les esprits,
à l’Ouest aussi. Les Berlinois s’étaient tel-
lement adaptés au Mur qu’ils ne le voyaient
plus!» se souvient Raik Adam.

L’an dernier, se remémorant cet épisode
de leurs 20 ans autour d’une bière à Halle,
lors d’une virée dans cette ancienne ville
industrielle où ils ont passé leur enfance,
Raik Adam, son frère Andreas, Dirk
Mecklenbeck et Heiko Bartsch ont décidé
de raconter leur rébellion dans une bande
dessinée. Pour reconstruire les événe-
ments, ils plongent dans leurs souvenirs,
ouvrent leurs albums photos mais vont
aussi fouiller dans les documents de la
Stasi, ces milliers d’enregistrements, de
comptes rendus que la police politique du
régime collectait de manière compulsive
sur ses citoyens.

Le mémorial de Bernauer Strasse. Les touristes posent devant le seul espace resté intact depuis 1989.
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