Temps - 2019-08-13a

(avery) #1
MARDI 13 AOÛT 2019 LE TEMPS

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Promenade le long

de l’ancien no man’s land

A la Bernauer Strasse se dresse le pan du Mur le plus
long encore debout à Berlin. On y vient pour voir ce
vestige du passé et pour s’abreuver d’histoire, le long
du mémorial. Mais aussi pour flâner. Car l’ancienne
ligne de démarcation n’a plus rien du no man’s land
sinistre qu’elle fut. C’est désormais une bande d’herbe
verte, un «parc du souvenir» de 1,5 kilomètre, propice
aux balades en famille et aux pauses de midi. Des amou-
reux s’embrassent sur un talus, tandis que les curieux
papillonnent d’un panneau explicatif à l’autre.
Le Sénat de Berlin a décidé en 2006 de faire de ce lieu
le point névralgique de la mémoire de la séparation
allemande. Depuis 2009, le land de Berlin et le gouver-
nement versent 3,6 millions d’euros chaque année à la
Fondation du Mur, qui s’occupe du site. Le mémorial
est devenu un pôle d’attraction de la ville, battant l’an
dernier le record de 1,1 million de visiteurs.

Seul 1% du mur est encore debout
Il y a trente ans pourtant, les Berlinois n’avaient qu’une
idée en tête: se débarrasser au plus vite de ce symbole
de la douleur et de la séparation. «Au début des années
1990, si un élu réclamait de garder un pan du Mur
debout, il signait sa mort politique», souligne le direc-
teur de la Fondation du Mur, Axel Klausmeier, en arpen-
tant le parc du souvenir. Il a fallu la détermination de
quelques pionniers, comme le pasteur de la Bernauer
Strasse, Manfred Fischer, pour s’opposer à la destruc-
tion complète de la frontière. Aujourd’hui, il ne reste
que 1% des 155 kilomètres de béton armé qui encer-
claient Berlin-Ouest.
En trente ans, le travail de mémoire a changé de nature.
«Pendant vingt ans, on s’est focalisé sur la Stasi, explique
Axel Klausmeier. La sécurisation des archives par les
citoyens au début des années 1990 a permis aux victimes
d’accéder à leur histoire et aux historiens de com-
prendre les rouages du système d’espionnage et de
répression. Désormais, on explore d’autres aspects
moins connus, on s’éloigne d’une narration en noir et
blanc pour aller chercher les zones grises», ajoute le
gardien du mémorial.
L’accent est mis sur les témoignages, car on prend
conscience que, à mesure que les années passent, les
acteurs de l’époque disparaissent les uns après les
autres. «C’est difficile, aujourd’hui, de trouver des récits
de première main sur la construction du Mur depuis
1961», remarque Axel Klausmeier. Sur la route passent
des Trabant en file indienne. Le Trabi Safari, un tour
de la ville en voitures est-allemandes, rappelle que la
mémoire du Mur est aussi un business lucratif jouant
sur la corde de la nostalgie de l’Est (ou  Ostalgie ).
La Bernauer Strasse possède un pouvoir d’attraction
particulier, en tant qu’emblème de la division dès les
premiers jours. Elle servait de vitrine aux reporters du
monde entier venus documenter les drames humains
du Mur. Les immeubles le long de la rue côté Est mar-
quaient la fin de la frontière: leurs habitants, s’ils sor-
taient côté Ouest, se retrouvaient en République fédé-
rale d’Allemagne (RFA). En août 1961, alors que les soldats
est-allemands posaient les premiers barbelés, cet accès
servira de point de fuite à de nombreux Berlinois. Une
fois les portes murées, ils n’hésitaient pas à se jeter par
les fenêtres sur les toiles de pompiers de l’Ouest. Une
fois le mur achevé, les immeubles ont été vidés et
condamnés. Photos, vidéos et plaques commémoratives
rejouent aujourd’hui ces scènes en boucle. ■

RDA

Secteur français

Secteur britannique

Secteur américain

Mur

RDA

BERLIN-OUEST BERLIN-EST
(RDA)

Bernauer Strasse

Berlin-Ouest en 1989, une enclave en pleine RDA

Leurs recherches leur ont réservé
quelques surprises. La Stasi ne surveillait
pas seulement les habitants de l’Est. Elle
possédait aussi des espions actifs à l’Ouest.
Dans leur cercle de connaissances, il y
avait une fille qui s’appelait Evelyn P. Dans
les documents de la police est-allemande,
elle se présentait sous le nom de «Vera
Stein», envoyée à Kreuzberg pour surveil-
ler ses anciens camarades passés à l’Ouest.
Ce n’était pas difficile de nouer contact
avec les jeunes hommes: elle venait de la
même petite ville, Halle. «Heureusement,
nous avions toujours pris soin de ne parler
de nos actions à personne», se souvient


Raik Adam. Le résultat est sorti en juin
2018 sous forme d’un livre de 95 pages et
s’est transformé en succès éditorial inat-
tendu. Alors qu’approchent les célébra-
tions des 30 ans de la chute du Mur, des
enseignants ont inscrit l’ouvrage à leur
programme pour parler avec leurs élèves
de la séparation de l’Allemagne. Et la bande
d’amis se voit désormais invitée à des ver-
nissages dans les ambassades allemandes
en Europe. Cet automne, ils iront à Paris
et à Bruxelles.
«Notre livre plaît parce que nous sommes
les rock stars de notre propre histoire»,
rigole Raik Adam. S’ils ont voulu raconter

leur passé, c’est aussi pour contrer un dis-
cours qui monte parmi les nostalgiques
de l’Est. «Cette année, pas tout le monde
ne fêtera les 30 ans de la chute du Mur. Il
y a des parents qui racontent à leurs
enfants que cela n’allait pas si mal en RDA.
Ils se souviennent d’un monde où tout était
plus simple. C’était d’ailleurs le cas pour
beaucoup d’entre eux. Lorsque tu te com-
portais comme un citoyen sans histoire,
sans opinion, la vie était très confortable
sous la dictature. On trouvait facilement
du travail, un appartement, les gens
avaient le temps. Les problèmes surve-
naient si tu commençais à vouloir plus,
mieux.» Ils aimeraient rappeler à la géné-
ration née après la chute du Mur que la
RDA était une dictature.
Pour Raik Adam, trente ans après, Berlin
reste le lieu de tous les possibles, cette ville
dans laquelle il est arrivé à l’âge de 24 ans,
sans un sou en poche: «Nous sommes les
premier gentrificateurs, Berlin nous a pris
dans ses bras et nous a donné notre
chance.» L’ancien rebelle, devenu père
d’une fille de 27 ans, dirige une entreprise
paysagiste avec dix employés et vote pour
les Verts. Il continue à surveiller de près
le débat politique. «Une démocratie doit
s’améliorer, sans cesse. Et se tenir prête à
se battre.» Aujourd’hui, c’est la montée de
l’extrême droite qui préoccupe Raik Adam,
en particulier à l’est du pays. «L’Alternative
für Deutschland fait son nid sur la colère
et le ressentiment des Allemands de l’Est
qui n’ont pas trouvé leur voie dans le
monde libre.» ■

Demain: Checkpoint Charlie,
Disneyland du Mur

Vue, à travers le mur ouest du mémorial, sur un espace que seuls le chancelier Helmut Kohl
et le président russe Mikhaïl Gorbatchev avaient alors pu fouler.

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