Temps - 2019-08-13a

(avery) #1
MARDI 13 AOÛT 2019 LE TEMPS

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San Jon, le Far East helvétique

D’OUTRE-SUISSE (7/7) Point de départ de longues chevauchées, un ranch du canton des Grisons

permet d’arpenter les contreforts du Parc national

BORIS BUSSLINGER, SCUOL (GR) t @BorisBusslinger

D


e grandes forêts recouvrent la
montagne. Dans la brume,
leurs sapins noirs se détachent
sur d’austères sommets
rocheux. Le temps est humide,
le silence profond. Aucune
trace d’activité humaine, si ce
n’est une mince ligne de sil-
houettes mouvantes: des cava-
liers. Rompus, les six écuyers
reviennent à la civilisation
après avoir arpenté les sommets pendant
près d’une semaine. Les bêtes sentent
l’écurie et hâtent le pas. Arrivé au porche
du corral, un panneau de bois orné d’un
crâne de vache affiche la phrase suivante:
«Bainvgnü a San Jon». Du navajo? Non,
du romanche. Situé à quelques pas de
Scuol, aux Grisons, le ranch San Jon donne
l’impression au visiteur de s’être téléporté
au Canada. Au milieu des sapins, des
palefreniers en bottes à éperon et veste à
frange acheminent des chevaux d’une
étable à une autre en passant devant le
«Saloon». On s’attend presque à croiser
Calamity Jane. Le lieu n’a toutefois pas
toujours ressemblé à ça.
«San Jon était une exploitation agricole,
raconte Brigitte Prohaska, la femme du
patron. Il n’y avait que des vaches avant.»
En hiver, son futur mari – Men Juon, le
cow-boy en chef actuel des lieux – s’ennuie.
La ferme est isolée, rien ne se passe. Puis
le grand-père prend sa retraite, et, pour

s’occuper, il achète un cheval. Pour Men
Juon, c’est le déclic: ses mornes plaines
deviendront un royaume avec des chevaux
et des touristes. Il lance son entreprise
avec une demi-douzaine de rosses et
cherche de l’aide. Une jeune femme pos-
tule: Brigitte. C’était il y a trente ans.
Aujourd’hui, l’exploitation grisonne s’est
fait un nom, dispose d’un hôtel de
chambres rustiques et organise son
propre festival country chaque été. Parti-
culièrement impressionnant, le lieu
accueille entre 80 et 90 chevaux. Ceux-ci
s’ébattent dans une vaste prairie, donnant
au domaine des airs de fort avancé de
l’Ouest sauvage entouré de mustangs. Une
partie des bêtes – environ la moitié – sont
à la retraite et coulent des jours paisibles
en attendant de rejoindre Pégase, Arion
et autres purs-sangs au paradis des cou-
reurs. L’autre partie appartient aux pro-
priétaires et «travaille». C’est le cas de
Locco – 500 kilos – notre monture.

«SuperMen» à l’ouvrage
«Vous avez déjà fait du cheval?»,
demande Annina, guide à San Jon, la bête
au bout des rênes. Pas vraiment. «Bon,
commençons déjà par préparer la mon-
ture», ordonne-t-elle. Avant toute chevau-
chée, «la bête demande du soin», explique
la cow-girl en se dirigeant vers la remise.
«Sinon ça pourrait le gratter en dessous
de la selle.» Et l’énerver. Une «étrille amé-

ricaine», sorte de double cercle métallique
dentelé, permet d’éliminer les plus grosses
impuretés de la robe du cheval qui est
encore brossé et ses sabots curés. Une fois
le rituel exécuté, il n'y a plus qu’à installer
l’assise. «Dos au cheval et coup de rein»,
indique Annina en envoyant valser sa selle
sur le dos de son cheval avec une précision
millimétrée.
La sangle est serrée, le mors introduit
dans la bouche de l’animal, une tape sur

l’encolure. «En selle!» claironne la mon-
tagnarde. Mais pour aller où? Les possi-
bilités sont diverses, selon le temps à
disposition. D’un petit trot d’une heure
pour les plus pressés jusqu’à plusieurs
jours d’échappée (de deux à neuf ) pour
les cavaliers confirmés. La formule phare


  • six jours – emmène les voyageurs faire
    le tour du fameux Parc naziunal svizzer,
    le parc national suisse. «Il est interdit d’y
    pénétrer avec les chevaux», avertit Bri-
    gitte Prohaska. «Mais on peut longer le
    domaine. Et c’est tout aussi beau.» Sur le
    chemin, des cabanes de montagne
    accueillent chaque nuit les postérieurs
    éprouvés.
    Le rythme n’est pourtant pas démesuré:
    six heures de monte par jour. Les équipées
    parcourent toutefois jusqu’à 30 kilo-
    mètres du matin au soir et grimpent
    au-dessus de 2000 mètres d’altitude. Ceci
    par tous les temps – ou presque – et même
    en hiver. Certes un peu fraîche dans les
    montagnes grisonnes, cette dernière sai-
    son permet des sorties blanches «abso-
    lument féerique», assure Annina. Clou du
    spectacle, elles offrent aussi la possibilité
    de voir la faune suisse dans son milieu
    naturel: cerfs, bouquetins, lynx, chamois,
    marmottes et – parfois – de grands
    gypaètes barbus.
    Aussi beau soit-il, l’environnement n’en
    demeure pas moins rude et demande un
    bon sens de l’improvisation de la part des


organisateurs. Absent lors de notre visite,
Men Juon – le cow-boy en chef – est d’ail-
leurs en train de composer avec les aléas
du terrain.
«Comme il a beaucoup plu, l’un de nos
groupes a dû mettre pied à terre pour des-
cendre un tronçon pentu», raconte Bri-
gitte Prohaska, son épouse. «L’endroit est
trop glissant pour être fait en selle et,
malheureusement, deux personnes ne
peuvent pas bien marcher. Mon mari est
sur place pour trouver une solution.» Ils
seront sauvés grâce à «SuperMen». Le
ranch en a vu d’autres.

L’âme romande déconcertée
Une fois de retour des cols montagneux,
le groupe de cavaliers reviendra au point
de départ, le ranch. L’occasion de se
remettre de ses émotions avec une spécia-
lité culinaire à la mode de l’Ouest américain.
Un gros steak? Presque. «Aujourd’hui il y a
un buffet de  Ghackets mit Hörnli und Apfel-
mus », rigole Annina. Traduisez: des cor-
nettes à la viande avec de la compote de
pommes (froide). «On ne peut vraiment pas
faire plus alémanique», concède la guide.
L’âme romande est déconcertée mais se
ressaisit vite: il ne serait pas venu à l’idée
de l’expédition Lewis and Clark de refuser
de la nourriture offerte par les Nez-Percés.
Il n'y a plus qu’à empoigner sa fourchette:
dans le Far East suisse, la survie ne tient
parfois qu’à un fil. ■

Ici, plusieurs dizaines de chevaux s’ébattent dans une vaste prairie, donnant au domaine des airs de fort avancé de l’Ouest sauvage entouré de mustangs. (PHOTOS CLAUDIO BADER POUR LE TEMPS)
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