Temps - 2019-08-13a

(avery) #1
LE TEMPS MARDI 13 AOÛT 2019

2 Eclairage


son puis jardiner, «ce qui avait le
don d’agacer mon colocataire»,
sourit Frédéric. Il poursuit: «A
Douala, il a été élevé par sa grand-
mère, une femme aimante et très
cadrante.» Les militants de Sol-
miré connaissent le parcours
chaotique et douloureux de
Zachée. «Pour prouver aux ser-
vices de l’Aide sociale à l’enfance
(ASE) qu’il était bien mineur et
qu’il devait donc être pris en
charge et non pas expulsé, nous
avons rédigé avec lui un récit de
vie», explique Noëlle Ledeur.
Récit qui a convaincu les autori-
tés puisque le 3 juillet son âge a
été authentifié par le juge
des mineurs.
Zachée est né à Douala le
10 octobre 2004 de père inconnu.
Sa mère l’a abandonné. Il a grandi
chez sa grand-mère et est allé à
l’école grâce à un oncle, Mpay
Daniel Degaulle, qui avait un peu

d’argent. Mais celui-ci décède en
décembre 2016. En mars 2017, la
grand-mère a demandé à Niemp
Pauline, une tante de Zachée
habitant en Algérie, de l’emmener
à Oran, afin de lui offrir une vie
meilleure. Voyage en bus via le
Nigeria et le Niger. A Oran, l’en-
fant dort dans une pièce avec une
dizaine de femmes «qui partaient
le matin et rentraient le soir».
Le fiancé de Niemp Pauline est
un passeur. Elle le convainc, contre
de l’argent, de prendre le petit avec
lui parce qu’elle ne peut plus sub-
venir à ses besoins. Traversée du
désert en pick-up caché sous des
bâches durant trois jours, jusqu’à
la frontière libyenne. La police des
frontières algériennes repère le
groupe de 18 personnes, vole
l’argent et les téléphones, sépare
les femmes et les emmène derrière
les dunes. Zachée entend des cris.
Puis le groupe peut franchir la

frontière. Le voyage se poursuit en
camion, «par-dessus les brouettes,
les pioches et les pelles».

Naples, Vintimille, Marseille
Une maison dans une plantation
d’oliviers près de Zouara, sur la
côte. Un mois sans sortir, entassés.
Les repas: du pain rassis ou de la
semoule de couscous. Puis une
plage et le départ une nuit à 21
heures dans un zodiac. Cent qua-
rante migrants à son bord. La

Marine italienne leur porte
secours vers 14 heures le lende-
main. La Croix-Rouge examine
l’état de santé de chacun puis dis-
patche le groupe dans divers
camps. Zachée est hébergé dans
un centre près de Naples. Trois
repas par jour, 15 euros par mois
pour chacun pour le coiffeur et
autres soins. Avec des copains, il
achète une tondeuse, ainsi chacun
garde son argent et peut acquérir
un téléphone. Neuf mois plus tard,

en mars 2019, Zachée qui parle très
bien le français décide «de voyager
vers la France» et fugue. Dans le
camp, un jeune lui a donné son
numéro de téléphone et lui a pro-
mis que sa mère qui vivait à Besan-
çon pourrait l’accueillir.
Vintimille, Nice, Marseille, Lyon
puis le Doubs. La police ne contrôle
pas ce garçon bien vêtu qui lit la
Bible. Entre Lyon et Dijon, il dit aux
contrôleurs qu’il n’a pas d’argent
pour payer son billet. Ils prennent
des notes puis passent au wagon
suivant. Gare de Besançon, lieu de
rencontre des migrants (le wifi est
gratuit), il appelle au numéro
fourni. Aucune réponse. Christian,
un compatriote, l’emmène à l’ASE.
Il est pris en charge pendant dix
jours, logé dans un foyer, nourri,
habillé. Puis son âge doit être éva-
lué. «L’entretien a été dur, il y avait
deux personnes, je devais soutenir
leur regard pour prouver que je
disais la vérité mais chez nous on
doit le baisser par respect envers
les aînés», a-t-il expliqué à ses amis
de Solmiré.

De bonnes notes au Collège
Albert-Camus
Le 19 mars, il est renvoyé à la rue.
«C’est une évaluation au faciès et
au comportement, 70% de ces gar-
çons se retrouvent dehors parce
qu’ils ne peuvent pas prouver qu’ils
sont mineurs. Pourtant, pour
Zachée, cela sautait aux yeux,
c’était un gosse de 14 ans!» précise
Noëlle Ledeur. Jany Vidal, de Sol-
miré, lui ouvre sa porte. La maman
de cette dernière se rend deux fois
à Paris, à l’ambassade du Came-
roun, pour obtenir un acte de nais-
sance qui ensuite sera adressé à la
police aux frontières. Pendant ce
temps-là, Zachée est scolarisé en
classe d’intégration au Collège
Albert-Camus. Ses résultats sont
brillants. Il joue au foot, s’intègre.
Jany Vidal raconte: «Je devais
déménager et il m’a demandé si
j’avais vérifié si la nouvelle maison
n’était pas hantée. J’ai ri. Il m’a
expliqué qu’au Cameroun ça se
faisait mais que sans doute en
France on n’avait pas besoin de
cela.» Chez Frédéric Aubry, il cui-
sine du riz, s’éprend du chat de la
maison nommé Woody Gougou
«parce que dans son quartier de
Douala vivait un certain Gougou
des Plaisirs». Il rentre un soir
dépité, dit à Frédéric: «Une épine
m’a manqué de respect.» Un pneu
de son vélo avait crevé.
Le 2 septembre, Zachée devait
entamer un apprentissage à
Vesoul afin de décrocher un
diplôme de soudeur. Pourquoi ce
métier? «Il m’a dit qu’il voulait
souder, il aimait ça», répond Fré-
déric. Noëlle Ledeur ajoute:
«L’école, c’était sa boussole.»
Après la noyade de Zachée dans
le lac de Bonnal, le procureur de la
République a tenu une conférence
de presse où il a fait part de l’exis-
tence d’un carnet de bord tenu par
l’adolescent durant son long périple
entre Douala et Besançon. «Ce car-
net n’existe pas, c’est le récit de vie
que nous avons enregistré avec lui
et imprimé. Le procureur en a lu
les premières lignes face aux jour-
nalistes», corrige Frédéric Aubry,
qui ne sait pas pourquoi Emmanuel
Dupic a inventé cette histoire. Les
gens de Solmiré rendent cependant
hommage à un gendarme de la bri-
gade de Rioz, près de Bonnal, qui
après le drame s’est saisi du télé-
phone de Zachée, l’a laissé allumé,
l’a sans cesse rechargé et a pu
répondre à un appel venu d’Afrique.
C’est ainsi que la dépouille de
Zachée pourra être remise à sa
grand-mère à Douala. Un réalisa-
teur a déjà contacté Frédéric Aubry
pour faire un film. Ce dernier n’a
pas donné suite. ■

TEXTE: CHRISTIAN LECOMTE, BESANÇON
PHOTOS: EDDY MOTTAZ


t @chrislecdz5 @eddymottaz


Une maison sur les rives du
Doubs, à Besançon, avec vue sur la
citadelle. Frédéric Aubry vient de
planter une azalée dans son jardin.
Il a choisi cet arbuste «parce qu’il
y a la lettre z dans ce nom, z comme
Zachée». Zachée, 14  ans, un
migrant camerounais, a vécu là
quatre mois, d’avril à juillet. C’est
le collectif Solmiré (Solidarité
Migrants Réfugiés) qui l’a placé
chez Frédéric, en attendant que sa
situation soit régularisée et qu’une
famille d’accueil soit trouvée. «Il
fallait surtout le sortir de la
rue», argue Noëlle Ledeur,
une militante de Solmiré. Le
24 juillet dernier, Zachée est
mort par noyade sur la base
de loisirs du Val de Bonnal en
Haute-Saône, à 40 km de Besan-
çon. Il était en colonie de vacances
avec une association proposant à
des jeunes en réinsertion, des
migrants mais aussi des ados de la
couronne parisienne, de voir autre
chose, de faire du bateau, pratiquer
des sports collectifs, avoir accès à
des activités culturelles. «Zachée
avait choisi l’option théâtre», se
souvient Jany Vidal, autre militante
de Solmiré, qui l’avait emmené en
voiture à Bonnal.


Zachée, qui en juillet 2018 a tra-
versé la Méditerranée dans un
zodiac avec 140 autres migrants, a
péri un an plus tard dans un lac de
Franche-Comté. Terrible sort. Une
information judiciaire contre X
«pour homicide involontaire et non
assistance à personne en danger»
a été ouverte par le procureur de
la République de Vesoul, Emma-
nuel Dupic, car la baignade était
surveillée et les secours n’auraient
été appelés que trois heures après
la déclaration de disparition de
l’adolescent. «On était allés une fois
à la piscine avec lui et ma fille.
Comme beaucoup d’Africains il ne
savait pas nager mais il semblait à
l’aise dans l’eau», confie Jany Vidal.
Les gens de Solmiré pleurent cet
enfant «extraordinaire et atta-
chant». Frédéric Aubry multiplie
en ce moment les allées et venues
au funérarium de Besançon afin
d’y déposer les divers biens de
Zachée. Il oublie toujours quelque
chose, trouve toujours quelque
chose dans la chambre du garçon.
Ce vendredi-là, c’étaient ses chaus-
sures de foot.


Sauvé par la Bible
Le corps de Zachée doit être
acheminé ce mardi jusqu’au Came-
roun. Frédéric a déposé dans le
cercueil le chapelet et la Bible que
le garçon ne quittait jamais. «Il
était protestant, il priait le soir
avant de dormir, avant de manger
aussi. Il nous a raconté que dans
un train entre Vintimille et Menton
des migrants ont été arrêtés mais
pas lui parce qu’il lisait la Bible,
était bien habillé et très propre. Il
était futé», raconte Frédéric.
Un petit malin et un bosseur.
Chez Frédéric, Zachée se levait
aux aurores pour balayer la mai-


Le lac de Bonnal, au nord-est de Besançon, où Zachée s’est noyé le 24 juillet alors qu’il participait à un camp de vacances.

Zachée, 14 ans, qui a traversé la Méditerranée...


MIGRATION Un adolescent camerounais a péri dans un lac de Haute-Saône. Un an auparavant, il avait accosté en Italie dans un zodiac


après un long voyage en mer. Témoignage de ceux, à Besançon, qui étaient devenus sa nouvelle famille


... et s’est noyé en Franche-Comté

RÉCIT

Arrivé à Besançon, Zachée avait deux passions: le football et le jardinage. Il avait défriché un espace au pied d’un arbre et y avait bricolé une chaise à l’ombre.

«Comme


beaucoup


d’Africains, il ne


savait pas nager


mais il semblait


à l’aise dans l’eau»


JANY VIDAL, DU COLLECTIF D’AIDE
AUX MIGRANTS SOLMIRÉ


«Ces garçons se retrouvent dehors

parce qu’ils ne peuvent pas prouver

qu’ils sont mineurs. Pourtant, pour

Zachée, cela sautait aux yeux, c’était

un gosse de 14 ans!»
NOËLLE LEDEUR, DU COLLECTIF D’AIDE AUX MIGRANTS SOLMIRÉ
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