Temps - 2019-08-13a

(avery) #1
LE TEMPS MARDI 13 AOÛT 2019

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E


lle arrive pour la séance photo
avec, sous le bras, un maillot de
la Nati recouvert de signatures
au stylo. «C’est le seul que j’ai
trouvé. Il m’a été offert quand j’ai
quitté l’encadrement de l’équipe
nationale féminine, en 2011.» Sa
garde-robe ne trompe pas:
Madeleine Boll n’a plus joué au
football depuis la fin de sa car-
rière, en 1979. Cette année-là,
quelques mois après son départ du
FC Sion, elle disputait ses dernières par-
ties avec le Lausanne-Sport. Elle n’avait
que 26 ans, mais l’envie n’y était déjà plus.
La native de Granges avait déjà connu une
carrière incroyablement riche, mar-
quante, et elle voulait passer à autre
chose. Jusqu’en 2015, elle a travaillé
comme assistante sociale chez Pro Senec-
tute. Aujourd’hui, elle profite de sa

retraite en Valais entre les scènes qu’elle
écume avec la chorale La Chanson de
Vercorin et la montagne qu’elle arpente
une fois par semaine avec des amis. La
silhouette sportive et élégante sous le
chemisier blanc et les pantalons bleu
marine prouvent que l’ex-footballeuse
s’entretient, quarante ans après avoir
raccroché ses crampons.
Son histoire est devenue légendaire: en
1965, Madeleine Boll fut la première
femme en Suisse à obtenir une licence
pour jouer des matchs officiels, grâce à
une bévue d’un employé de l’Association
suisse de football. Le précieux sésame lui
sera retiré après quelques mois et
quelques matchs par l’ASF, qui s’appuya
sur son propre règlement et l’avis d’un
médecin défavorable à la pratique de ce
sport par les filles. Un crève-cœur, forcé-
ment. Mais la petite Valaisanne n’en a pas

connu tant que ça. A une époque où le
football féminin était encore interdit par
la puissante Football Association
anglaise, Madeleine eut le coup de bol de
ne tomber presque que sur des personnes
qui l’ont laissé vivre son rêve, quand elles
ne l’encourageaient pas.
Enfant, elle a été acceptée par ses
copains du village pour taper dans le bal-
lon. Quand elle a eu 12 ans, l’entraîneur
des juniors du FC Sion, René Maye, lui a
ouvert la porte pour jouer avec les gar-
çons. Quand elle a perdu sa licence, des
jeunes Lausannois l’ont recueillie dans
leur équipe pour disputer des matchs
entre écoliers. Ses parents, ouverts d’es-
prit, ont pris les devants pour satisfaire
les désirs sportifs de leur fille. «En 1968,
trois collégiennes m’ont demandé de
créer une équipe féminine à Sion. Mon
père en a pris la présidence. D’autres for-

mations ont vu le jour ailleurs en Suisse
romande à ce moment. Toutes se sont
regroupées et mon père est devenu res-
ponsable de la ligue féminine romande.
On lui doit aussi la création de la ligue
suisse et de la coupe nationale. Il ne trou-
vait pas juste qu’une fille ne puisse pas
jouer au foot, alors il a créé des structures
pour celles qui étaient dans le même cas
que moi», s’émeut de sa voix douce Made-
leine Boll.

Le pied dans la Botte
Coup de bol encore, ce soir de Noël 1969.
La surprise n’est pas dans un paquet sous
le sapin, mais au bout du fil: un avocat
tessinois informe la jeune fille, alors âgée
de 16 ans, de l’intérêt pour elle d’une
équipe milanaise. En janvier 1970, elle
franchit les Alpes et accepte la proposi-
tion. Avec un compromis: elle viendra en

Italie uniquement les week-ends pour
disputer les matchs. La semaine, elle res-
tera en Valais pour suivre son école de
commerce – dirigée par une religieuse
fan de sport et arrangeante avec son élève
footballeuse – et s’entraîner avec l’équipe
masculine de Granges, alors en 3e ligue.
La vie de la jeune Madeleine, déjà bien
différente de celle de ses contempo-
raines du Vieux-Pays, prend une tour-
nure extraordinaire. Pendant cinq ans,
elle multipliera les allers-retours
express – souvent en une journée – entre
Granges et toute la Péninsule. «On jouait
à Cagliari, Messine, Rome ou Lecce. On
partait le samedi, en avion. Pour
l’époque, on était gâtés. J’étais de retour
le lundi matin. Pour moi, c’étaient de
véritables expéditions.»

Le nirvana
Mais les efforts en valaient la peine.
«C’était le nirvana. J’avais la chance de
jouer en Italie, où le niveau était bon. Ma
première année dans ce pays a été la plus
belle. Avec l’équipe de Gommagomma [du
nom du sponsor principal, une entre-
prise de meubles], nous sommes deve-
nues championnes. Ils avaient sélec-
tionné les meilleures filles du pays. Avec
ma compatriote Cathy Moser, nous étions
les renforts de l’étranger. On formait un
beau duo...»
Difficile d’interrompre Madeleine Boll
quand elle raconte sa carrière, tant la
passion l’habite toujours. Elle continue
à suivre le football assidûment, même si
elle n’y a plus de rôle officiel depuis 2011
et son départ de l’ASF, où elle a occupé
diverses fonctions. Celle qui était sur-
nommée «la Pelé blanche» se rend volon-
tiers aux matchs du FC Granges et du
FC Sierre. Elle suit également depuis le
bord des terrains certains jeunes enfants
de ses amis, et ne rate pas un match du
FC Sion à la télévision. «Il est bon ce nou-
veau, Patrick Luan», glisse-t-elle en
bonne supportrice.
L’ancienne meneuse de l’équipe natio-
nale, qui a joué les quinze premières par-
ties de son histoire dès 1970, n’a jamais
perdu le contact avec le ballon rond. Elle
a vu les femmes se faire de plus en plus
nombreuses sur les terrains, les menta-
lités évoluer, l’intérêt du public croître.
C’est depuis son appartement de Noës
qu’elle a suivi cet été la Coupe du monde,
avec intérêt et fierté. «J’ai joué, j’ai profité
et je me suis engagée pour le football
féminin. Je suis heureuse de son évolu-
tion. Maintenant, il faut surfer sur cette
vague pour permettre à encore plus de
filles de pratiquer ce sport.»
Elles n’ont aujourd’hui plus besoin
d’une erreur administrative pour obtenir
leur licence. ■

Demain: Christine Stückelberger,
le visage féminin du dressage suisse

MADELEINE BOLL

DESTINS DE CHAMPIONS (2/5) Elle qui rêvait de jouer à une époque

où les femmes n’étaient pas les bienvenues sur le terrain

savoure l’essor du football féminin

YOANN GRABER t @GraberYoann

«Mon père ne trouvait pas juste qu’une fille ne puisse pas jouer au foot, alors il a créé des structures

pour celles qui étaient dans le même cas que moi», s’émeut-elle de sa voix douce

Enfant de la balle

(SEDRIK NEMETH POUR LE TEMPS)
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