12 |culture VENDREDI 16 AOÛT 2019
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A Locarno, une fable de la gentrification
« The Last Black Man in San Francisco », coécrit par Joe Talbot et Jimmie Fails, concourt pour le Léopard d’or
CINÉMA
locarno (suisse) envoyé spécial
S
i vous allez voir The Last
Black Man in San Fran
cisco (« le dernier homme
noir de San Francisco »),
vous n’aurez même pas besoin de
mettre les lunettes teintées des
hippies du temps jadis. Le film de
Joe Talbot (scénariste, réalisateur)
et Jimmie Fails (scénariste,
acteur) est né de l’esprit des lieux :
« Dans sa meilleure version, San
Francisco est une ville aimante, ac
cueillante pour ceux qui ont été ex
clus ailleurs », détaille Joe Talbot,
venu présenter son premier long
métrage au Festival de Locarno,
où il concourt pour le Léopard
d’or. Après Moonlight (Miami) ou
Sorry to Bother You (Oakland), ce
début aussi doux que virtuose
témoigne de la vitalité des ten
dances centrifuges du jeune
cinéma indépendant aux Etats
Unis, qui cherche ses raisons
d’être loin d’Hollywood.
Aux EtatsUnis, The Last Black
Man in San Francisco a été pré
senté à Sundance en janvier avant
de sortir en salle à la fin du prin
temps. Accueilli par une avalan
che de critiques élogieuses, le film
a rencontré un honnête succès
public. Il faut dire que son thème
central trouve un écho dans la vie
quotidienne des citadins du
monde entier.
Jimmie Fails y joue un jeune
AfroAméricain nommé Jimmie
Fails, qui ne parvient pas à faire le
deuil de la maison dont sa famille
a été expulsée, une Painted Lady
(une « dame peinte »), le sobri
quet de ces maisons de style vic
torien en bois de couleur vive,
construites au XIXe siècle. L’irré
pressible nostalgie qu’éprouve le
jeune homme à l’endroit de ce pa
radis perdu se traduit en actions
politiques et artistiques (squat,
appropriation du lieu par le théâ
tre), menées avec son complice,
Montgomery (Jonathan Majors),
qui vit, lui, dans la maison de son
grandpère (Danny Glover), dans
le paysage postindustriel qui en
toure les anciens docks de la ville.
L’amitié qui lie les deux person
nages est le reflet de celle qui unit
Joe Talbot et Jimmie Fails. Le pre
mier appartient à une vieille fa
mille de San Francisco dont sont
issus, entre autres, l’acteur hol
lywoodien Lyle Talbot – qui fut le
partenaire de Mae West avant de
devenir un pilier de la télévision
des années 1950 et 1960 –, ainsi
que son père, le journaliste David
Talbot, fondateur du site Salon et
auteur d’une histoire de San Fran
cisco, Season of the Witch (2012).
Jimmie Fails vient, lui d’une fa
mille qui a « habité dans toute la
ville » après la perte de la maison
qui a inspiré The Last Black Man...
Ils se sont rencontrés enfants,
dans un jardin public, Precita
Park, entre les quartiers de Mis
sion et de Bernal Heights. « A l’épo
que, ce parc était un meltingpot,
se souvient Joe Talbot, des gamins
de toutes origines y cohabitaient,
ça a complètement changé. »
Jimmie Fails précise, tout en ex
pliquant le titre du film – qui a
guidé le projet dès ses origines :
« La communauté noire de San
Francisco était beaucoup plus
nombreuse quand j’étais enfant.
Ce qui laissait plus de place aux
originaux, aux créateurs. En
même temps, tout le monde se
connaissait. On vivait dans la rue,
on se parlait. » L’expansion de la
Silicon Valley voisine, et l’afflux
de nouveaux habitants capables
de payer très cher les maisons de
leur choix ont déclenché un
exode qui dure encore à ce jour.
Les locaux du collectif que Nails et
Talbot ont fondé sont à miche
min entre le siège social de Twit
ter et le Tenderloin, le quartier qui
compte la plus forte concentra
tion de personnes sans domicile.
A partir de l’expérience de
Jimmie Fails et de sa famille, les
deux hommes ont décidé, il y a
cinq ans, d’écrire et de produire un
longmétrage. Ils proclament avec
fierté n’avoir respecté aucune des
règles en vigueur. « Par exemple,
nous avons commencé les repéra
ges un an et demi avant le tour
nage, qui n’était en rien une certi
tude, explique Talbot. En se prome
nant, nous rencontrions des per
sonnages que nous intégrions
dans le scénario : on croise un
homme nu qui prend le bus? Il est
dans le film. Un SDF qui bombarde
de chaussures la personne qui lui
est venu en aide? C’est ce qu’on voit
dans la séquence d’ouverture ».
Idéalisme
Le duo a lancé une campagne
Kickstarter, a trouvé une place
dans l’atelier de scénario du Festi
val de Sundance. Pour le festival,
ils ont réalisé un courtmétrage
qui a attiré l’attention de Plan B, la
société de production de Brad
Pitt. Finalement, le distributeur
A24 a complété le financement du
film. Joe Talbot est convaincu que
ce pari d’une société établie à
Hollywood doit beaucoup à Barry
Jenkins, et au succès de
Moonlight, également distribué
par A24. « C’est drôle, d’ailleurs,
parce que, au début, quand nous
ne connaissions personne, nous
avons croisé Barry Jenkins qui ha
bitait San Francisco, raconte Tal
bot. Nous lui avons demandé des
conseils, fait lire les premières ver
sions du scénario. Et, à un mo
ment, il nous a dit : “Au revoir, je
pars faire un film en Floride.” Et on
a dû se débrouiller tout seuls. »
Seuls, ils ont imposé à leurs fi
nanciers de ne pas engager de vi
sages connus pour les premiers
rôles (Danny Glover est au généri
que, en tant qu’ancien des luttes
Metz brille sous les étoiles du festival Constellations
Pour sa 3e édition, la manifestation consacrée aux arts numériques organise, jusqu’au 7 septembre, trois parcours inventifs dans la ville
ARTS
metz
C
inq, quatre, trois, deux,
un... », s’époumone la
foule devant la cathédrale
de Metz. Petit à petit, le monu
ment prend vie. Chaque détail de
son architecture, éclairé et coloré,
semble se détacher des autres, la
moindre statue sur le tympan de
son portail, la moindre arabesque
sur les tours, le moindre vitrail
ouvragé. Les illusions se succè
dent : la cathédrale est en ébulli
tion, puis en feu. Sa nef est éjectée
de sa structure, le public est
comme transporté à l’intérieur.
Ce sont des projections lumi
neuses qui transfigurent ainsi ce
joyau de l’architecture gothique :
un « mapping vidéo » de Vincent
Masson et du collectif Sin, réalisé
spécialement pour le festival
Constellations. La manifestation
prend possession de la ville pour
l’été, jusqu’au 7 septembre. Cette
troisième édition est placée sous
le signe d’un astronaute, clin d’œil
aux 50 ans du premier pas de
l’homme sur la Lune.
L’écologie est le fil rouge du fes
tival d’arts numériques dans
cette ville qui se targue d’avoir le
plus grand nombre d’espaces
verts en centreville. Cinquante
six œuvres sont dispersées selon
trois parcours : un de street art,
un autour des jardins, et le par
coursphare, gratuit, Pierres nu
mériques, composé de quatorze
œuvres. Le mapping vidéo de la
cathédrale fait partie de ce der
nier. C’est la première fois que son
jeune concepteur, Vincent Mas
son, dirige une création de cette
ampleur. Il a dû jouer avec la par
ticularité de la façade de la cathé
drale messine, asymétrique et à la
surface non plane, avec des décro
chages et des volumes très diffé
rents. L’illumination n’en est fi
nalement que plus dynamique.
Même impression de perdre
tous ses repères dans le dôme
blanc qui jouxte la cathédrale.
Sous ce surprenant igloo, Eric Ray
naud (Fraction) et LouisPhilippe
StArnault (Starnault) ont installé
des fauteuils noirs pour permet
tre de regarder l’intégralité du pla
fond. Lorsqu’il commence à s’illu
miner de petits points et de lignes
mouvantes, le sol semble osciller
sous les jambes des spectateurs.
Trou noir et écran d’eau
Les figures imprécises laissent
place à de véritables galaxies, des
sortes d’orages ou de pluies d’étoi
les filantes. Bienvenue dans le pla
nétarium du futur, particulière
ment poétique. Lorsque les étoi
les de Perspective disparaissent,
les spectateurs ont oublié l’effer
vescence du festival dans la rue.
Les visiteurs sont pourtant très
nombreux, amassés le long de la
Moselle. En face de la place de la
Comédie, une célèbre tête est à
demi immergée. L’architecte
lyonnais Jacques Rival a recréé le
visage du président américain,
mèche blonde immobile et geste
de la main droite indiquant que
tout va bien : Everything’s Fine est
le titre de l’œuvre. Donald Trump
« glougloute » son discours de
sortie de l’accord de Paris sur le
climat. Un gros bouton rouge sur
les quais permet aux visiteurs de
le réduire au silence, ce que les
touristes chinois semblent parti
culièrement apprécier...
Pour Hacène Lekadir, adjoint à
la culture et au patrimoine de
Metz, le festival est l’occasion
d’amener les Messins comme les
touristes estivaux vers des lieux
trop peu visités, audelà de l’an
tenne du Centre Pompidou. Le
Temple neuf, édifice religieux
massif bâti au début du XXe siècle,
du temps de la tutelle allemande,
est fréquenté même par ceux qui
ne sont pas protestants, et l’Opéra
reçoit deux fois plus de visiteurs
pendant ces trois mois que lors de
toute une année de spectacles.
Certains lieux inaccessibles le
reste de l’année, comme l’ancien
transformateur électrique du jar
din Fabert, sont soudainement
habités. Le duo d’artistes new
yorkais Hovver (Katherine Brice
et Chris Lunney) y a disposé trois
anneaux lumineux. Placés les
uns à la suite des autres, les larges
cercles s’emplissent d’une clarté
fumeuse, plus ou moins opaque,
aux couleurs variables. Une façon
ludique d’interroger notre per
ception de l’espace et de ses limi
tes, en jouant avec la lumière.
A la sortie de l’ancien transfor
mateur électrique, sur la pointe Fa
bert, la poésie de Joanie Lemercier
fait vibrer l’eau de la Moselle. De fi
nes gouttes sont propulsées dans
l’air, formant comme un écran sur
lequel sont projetés des faisceaux
lumineux. D’un coup, le centre
n’est plus illuminé. A travers cette
sorte de trou noir au milieu de
l’écran d’eau, on aperçoit les habi
tations des Messins de l’autre côté
de la rive. Mais elles semblent flot
ter au loin, bien moins réelles que
les constellations imaginaires qui
ont surgi sur l’eau.
marion bellal
Festival Constellations de Metz,
jusqu’au 7 septembre.
Jonathan Majors (à gauche) et Jimmie Fails, dans « The Last Black Man in San Francisco ». PETER PRATO/A
Danny Glover
est au générique,
en tant
qu’« incarnation
de l’esprit des
années 1960 »,
selon Joe Talbot
étudiantes de San Francisco, en
tant « qu’incarnation de l’esprit
des années 1960 », selon le réalisa
teur) et une équipe technique
dont les chefs de poste étaient
souvent des néophytes.
Cet idéalisme se sent à chaque
plan de The Last Black Man in San
Francisco, composé avec amour
pour rendre justice à une ville
qu’ils aiment et qu’ils ont réin
ventée. Contrairement à ce que
dit le scénario, le décor de la mai
son de la famille Fails n’est pas si
tué au coin des rues Golden Gate
et Fillmore, mais dans le quartier
de Mission, ce dont le réalisateur
s’enorgueillit : « Nous nous inscri
vons dans une grande tradition
d’approximation géographique à
San Francisco, à commencer par
Bullitt. » Pour l’instant, la sortie
française de leur film n’est pas
programmée, une situation que
de probables nominations à la
saison des trophées pourraient
contribuer à rectifier.
thomas sotinel
Jimmie Fails joue
un Afro-Américain
qui ne parvient pas
à faire le deuil
de la maison
dont sa famille
a été expulsée