Le Monde - 16.08.2019

(Romina) #1

20 | VENDREDI 16 AOÛT 2019


0123


PORTRAIT
new york ­ correspondant

L


a file s’étire sur deux
blocs, devant une petite
salle de spectacle, dans le
quartier des Washington
Heights, dans le nord de Manhat­
tan. Ils sont près de 200 à patien­
ter, espérant être retenus dans le
casting du film In the Heights, qui
doit être tourné dans ce coin
perdu au­delà de Harlem. Des
Noirs, des Blancs, mais surtout
des Latinos. Pour incarner leur
communauté à laquelle va ren­
dre hommage l’enfant du quar­
tier, Lin­Manuel Miranda.
Lin­Manuel Miranda? Inconnu
en Europe, cet acteur­chanteur­
compositeur d’ascendance por­
toricaine est l’idole des Hispani­
ques new­yorkais, la coqueluche
de Broadway, où il a introduit le
hip­hop, l’incarnation de l’Améri­
que rêvée d’Obama, celle qui
aurait réussi à faire que les immi­
grants et les colored se sentent
chez eux aux Etats­Unis.
A 39 ans, Lin­Manuel Miranda
n’a pas voulu nous recevoir, trop
star pour cela. Son père, que l’on
avait réussi à contacter, s’est
agacé qu’on ait écorché le pré­
nom de son fiston dans notre
mail. Mais ses fans en parlent si
bien, en attendant le casting. Le
film transpose à l’écran la comé­
die musicale du même nom qui
lança Miranda en 2005. Il raconte
la vie des Latinos des Washington
Heights : la nostalgie du pays
natal, la peur de la gentrification
new­yorkaise, mais aussi la dou­
leur de quitter la famille pour
aller étudier en Californie.
Une première depuis West Side
Story (1957), le chef­d’œuvre de
Leonard Bernstein, accusé entre­
temps d’avoir caricaturé les Porto­
ricains, et une fierté pour les Lati­
nos. « Mes parents viennent de
Cuba. On s’identifie à cette histoire.
On serait heureux d’en faire par­
tie », s’enthousiasme Jacqueline
Alvarez, 49 ans, enseignante, qui
accompagne au casting sa fille de
17 ans, Isabella.
Zyanya Lopez, professeure de
musique, a une approche un peu
plus politique. « On a besoin de
voir plus de gens comme nous à
l’écran. In the Heights sera très im­
portant. Quand on dit Manhattan,
les gens pensent Wall Street, les per­
sonnes riches et célèbres. Mais il y a
une communauté très intense dans
le nord », assure la jeune femme de
31 ans, qui fait siennes les craintes
exprimées dans la comédie musi­
cale. La gentrification? « C’est fou,
ça bouge très vite, et la plupart des
développeurs, des nouveaux res­
taurants, des nouveaux apparte­
ments ne sont pas là pour la com­
munauté », déplore­t­elle, se plai­
gnant que le prix à la location d’un
deux­pièces soit passé de 1 300 à
2 000 dollars en quelques années.
Les Washington Heights se bo­
boïsent, en effet. On y parle espa­
gnol, mais pas seulement. Un fes­
tival de jazz y a été créé il y a deux
ans, tandis qu’on trouve un res­
taurant japonais et croise quel­
ques hipsters dans les rues adja­
centes. Quant à Pedro Vega,
50 ans, il salue l’engagement de

Lin­Manuel Miranda. « C’est un
être humain extraordinaire. Il
n’oublie pas d’où il vient, il rend à la
communauté et fait tout ce qu’il
peut », assure ce webmaster de
50 ans. « Il fait beaucoup de choses
pour l’île. En tant que Latino, je suis
fier de lui », renchérit Luis Colon,
56 ans, émigré de Porto Rico il y a
trente ans et flanqué de sa carte
d’acteur « non syndiqué », comme
l’exige le casting.
Retour sur l’itinéraire de cet en­
fant new­yorkais. Lin­Manuel
Miranda n’est pas né dans la mi­
sère. C’est son père, Luis, émigré
de Porto Rico, qui a réussi. Ce der­
nier débarque à 18 ans pour étu­
dier à l’université de New York,
alors qu’il parle mal anglais, dans
le sud de Manhattan. Le jeune
homme devient conseiller du
maire démocrate de la ville, Ed
Koch (1978­1989), sur les affaires
hispaniques, et crée une fonda­
tion, à la fois charitable et d’in­
fluence, la Hispanic Federation.
La famille s’installe dans le
quartier, qui « n’était pas en bonne
forme. C’était un peu la capitale du
crime à New York. La criminalité
était rampante, mais je suis immé­
diatement tombé amoureux de
l’environnement. Cela me rappe­
lait ma ville à Porto Rico, Vega
Alta... », déclarait en 2018 Luis
Miranda au New York Times. A la
maison, son fils, le jeune Lin­Ma­
nuel, parle espagnol avec son
père, qui l’envoie l’été à Porto Rico,
en anglais avec sa mère, mais il
quitte aussi le quartier en allant
dans une école huppée de l’Upper
East Side. « A la maison, je suis Lin­
Manuel, à l’école, je suis Lin », dé­
clare Miranda, qui parlait en espa­
gnol aux nannies de ses amis,
juifs pour la plupart. Il se rappelle
que Saint­Nicolas était blanc au
magasin Macy’s de Herald Square,
au cœur de Manhattan, et de peau
sombre dans l’association de ses
parents sur la 176e rue. « C’est mon
histoire de deux New York »,
résuma Miranda au Times.

LE RÊVE AMÉRICAIN REVISITÉ
Deux New York, qu’il va réconci­
lier avec sa comédie Hamilton.
L’affaire, racontée par le New Yor­
ker en 2015, débute en 2009 par
une invitation de Barack Obama
qui vient d’entrer à la Maison
Blanche. Lin­Manuel improvise
un air d’In the Heights en défense
de l’identité latina, mais le jeune
talent a un autre projet. Il a lu pen­
dant ses vacances au Mexique la
biographie de 800 pages d’Alexan­
der Hamilton. Le père fondateur
des Etats­Unis, adjoint de
Washington, premier secrétaire
au Trésor, partisan d’une fédéra­
tion forte, était blanc.
Mais il a bien des points com­
muns avec les Caribéens qui s’af­
firment de plus en plus dans New
York. Né dans la misère sur l’île de
Sainte­Croix, abandonné par son
père, orphelin de mère, Hamilton
s’en sort en se formant dans une bi­
bliothèque de Sainte­Croix (l’Eglise
refuse sa scolarisation car ses pa­
rents ne sont pas mariés) et dé­
barque en 1772 à New York, où il
étudie, puis il s’engage dans la
guerre d’indépendance. Le per­
sonnage est moderne, au cœur
d’un des premiers scandales pu­
blics d’adultère, et meurt en duel
en 1804.
Devant le couple Obama ravi,
Miranda improvise donc quel­
ques strophes de hip­hop, sur « le
père fondateur sans père/qui alla
bien plus loin en travaillant plus
dur/en étant beaucoup plus intel­
ligent/en partant de zéro ». C’est le
début d’Hamilton et du rêve amé­
ricain revisité. Lin­Manuel Mi­
randa crée en 2015 sa comédie dé­
tonante : tous les acteurs (Hamil­
ton, dont il interprète le rôle,
Washington, Jefferson mais aussi
Lafayette) sont de couleur, à l’ex­
ception de l’infortuné roi d’Angle­
terre George III, aussi blanc que

ridicule, qui chante un improba­
ble « tu me reviendras ».
Le spectacle rap de Miranda
réussit à transformer la Révolu­
tion américaine en épopée éman­
cipatrice pour Afro­Caribéens,
oubliant que les pères de la nation
américaine étaient tous blancs et
la plupart esclavagistes. Mais c’est
dans l’air du temps à New York,
qui fut européenne, noire et de­
vient chaque jour plus latina,
comme en témoigne l’extraordi­
naire parade caribéenne, plumes
et samba, qui donne à la ville un
air de carnaval de Rio le premier
lundi de septembre lors du Labor
Day. Comme le note le New
Yorker, « en racontant l’histoire de
la fondation du pays à travers les
yeux d’un bâtard, orphelin immi­
grant, interprétée entièrement par
des personnes de couleur, Miranda
dit : “C’est notre pays, nous allons
le revendiquer.” »
Avec cette pièce, Miranda s’af­
franchit de l’autobiographie d’In
the Heights. « Il est Porto Rico, il est
New York, il est hip­hop, il est
Broadway », résume au New
Yorker son amie Quiara Hudes,
qui écrivit le livret de la comédie
musicale. En effet, tout New York
et l’Amérique s’entichent d’Ha­
milton, qui relance Broadway, où

l’on s’ennuyait ferme : des comé­
dies vieilles de trente ans comme
Le Fantôme de l’Opéra ou Chicago
(Cats a fini par ne plus être à l’affi­
che) côtoient les productions
mielleuses de Disney comme
Aladdin, tandis que le spectacle
anti­Trump de Michael Moore,
lancé à l’été 2017, n’a pas tenu
trois mois.

DES FONDS POUR PORTO RICO
L’engouement a entraîné une spé­
culation sur les billets, qui peu­
vent atteindre le prix astronomi­
que de 1 700 dollars. Une loterie a
été lancée en mai 2018 pour per­
mettre à tout un chacun d’obtenir
un tarif raisonnable (250 dollars)
et un billet pour... neuf mois plus
tard. Cela n’a pas résolu les problè­
mes. Comme on est en Amérique,
on contourne la question avec des
associations de charité, qui of­
frent aux collégiens la possibilité
de participer là encore à une lote­
rie moyennant 10 dollars. L’initia­
tive doit permettre à 20 000 ly­
céens de la ville d’assister au spec­
tacle à la gloire de ces New­Yorkais
partis de rien. Sans garantie de
succès. « Avec ma fille, on essaye la
loterie depuis neuf mois, on n’a pas
gagné », regrette Pedro Vega, dans
la file du casting.

L’épopée Miranda­Hamilton
permet d’explorer des pans incon­
nus de New York. Rares sont ceux
qui remontent si haut dans Man­
hattan, à l’exception des touristes
visitant les Cloisters, cette annexe
du Metropolitan Museum où
furent reconstruits dans l’entre­
deux­guerres des cloîtres français
et espagnols, réalisés sous l’impul­
sion de John Rockefeller Jr, héritier
du magnat du pétrole. C’est là, le
long du fleuve Hudson, qu’en 1776
furent défaites les troupes de
Washington par les Anglais « après
une défense héroïque ».
En face, de l’autre côté du pont
Washington et du fleuve, se
trouve le New Jersey. Le duel y
était toléré, et c’est là qu’Hamil­
ton connut sa fin funeste. De sa
maison, Miranda peut observer
ce lieu où disparut son héros,
aujourd’hui envahi par les auto­
routes et les terrains vagues.
Mais cette année, Miranda a dû
regarder plus loin, vers Porto Rico.
Comme tout Américain cou­
ronné par le succès, il faut savoir
rendre à la communauté... et rat­
traper ses bourdes. Lin­Manuel
Miranda avait été critiqué pour
avoir défendu un plan d’austérité
pour l’île, en éternelle faillite fi­
nancière. Après les ouragans Irma

Lin­Manuel
Miranda,
en décembre 2017,
à New York.
VICTORIA WILL/« THE NEW
YORK TIMES »-REDUX-REA

et Maria, qui ont détruit le terri­
toire en 2017, il s’est rattrapé en y
jouant Hamilton début 2019 et en
levant des fonds.
L’artiste était cette année l’in­
vité d’honneur du gala de l’Hispa­
nic Federation, créée par son père,
qui se tient chaque année au
Musée d’histoire naturelle, entre
animaux empaillés et squelettes
de dinosaures, aux abords de Cen­
tral Park. Moyennant 2 500 dol­
lars la place, on pouvait entendre
Lin­Manuel Miranda honorer le
milliardaire George Soros et van­
ter la star Oprah Winfrey, qui avait
annoncé auparavant un don de
2 millions de dollars. « J’ai été si
émue par l’engagement de Lin­
Manuel Miranda de monter Ha­
milton à Porto Rico et de soutenir
la communauté qui l’a aidé à
émerger que je voulais contribuer
à la revitalisation d’une île à la
culture, la beauté et l’héritage si ri­
ches », déclara l’animatrice et pro­
ductrice. Ainsi va New York, qui
passe son temps en galas commu­
nautaires et dépenses somptuai­
res. Pour la bonne cause.
arnaud leparmentier

Prochain article
Sallie Krawcheck, l’adieu
à Wall Street

Lin­Manuel Miranda,


un Latino à Broadway


EN 2009, DEVANT


LE COUPLE OBAMA RAVI, 


LIN­MANUEL MIRANDA 


IMPROVISE


QUELQUES STROPHES


DE HIP­HOP SUR


ALEXANDER HAMILTON,


«  LE PÈRE FONDATEUR


SANS PÈRE  »


NEW­YORK AIS(E)S 4  | 6  Milliardaire ou ancien dealeur, artiste ou fille


d’immigré, tradeuse reconvertie ou élu, ils ont en commun


l’amour de leur ville. Aujourd’hui, le spécialiste des comédies


musicales, d’origine portoricaine, devenu l’idole des Hispaniques


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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